Magazine
May 14, 2020

Jouir de la liberté, c’est prendre des risques

La Misarchie, c’est le pays de la liberté. Ne vivons-nous pas, nous aussi, dans des pays libéraux ?

Emmanuel Dockès : La liberté est bien la première des trois valeurs de notre devise républicaine. Mais il ne suffit pas de la proclamer. Nous vivons dans une société où la liberté est de plus en plus rare.

Au travail, les rapports de domination sont extrêmement puissants. Le salariat est basé sur l'idée même de subordination et donc de soumission. Le management moderne entend contrôler non seulement la production mais aussi les pensées. La culture d’entreprise doit être intégrée et incarnée au quotidien, jusque dans les activités extra-professionnelles. 

Dans notre chambre, dans le métro ou au cinéma, la publicité nous endoctrine. On pense que l’on ne se laisse pas atteindre mais en réalité, cette propagande consumériste est très efficace.

Dans la rue, c’est l’État qui bafoue nos libertés - liberté de manifester mais aussi liberté d’aller et venir de façon anonyme avec le développement de la reconnaissance faciale. A Hong Kong, les manifestants portaient des masques pour contourner ces technologies. En France, avec l’interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public, nous avons déjà mis en place un arsenal permettant la surveillance de masse. 

Pourquoi abandonnons-nous si facilement nos libertés et notre libre-arbitre ?

E. D. : Exercer la liberté demande des efforts. Par habitude et par facilité, on agit de façon mécanique, sans réaliser le travail d’intellectualisation des contraintes et influences extérieures nécessaire aux véritables prises de décision. Les despotes nous accoutument à ces formes de soumission, à tel point que l’on finit par ne plus en souffrir.

L’autre explication à l’abandon de nos libertés, c’est la promesse d’une plus grande sécurité. Obéis moi et je te protègerai. Le vieil échange féodal et mafieux est toujours aussi structurant dans les logiques de pouvoir. C’est l’une des racines des autoritarismes : les sociétés en crise génèrent un sentiment de peur et donc, un besoin de sécurité. Les systèmes autoritaires prétendent apporter cette protection, sauf pour les minorités ou les opposants évidemment. Un système totalitaire, comme la Chine actuelle, peut imposer de traverser dans les clous et interdire tout discours contestataire. Un pays apaisé… en apparence uniquement. Le système fonctionne sur la base d’une menace constante d’exclusion, voire de brutalité pure. Et le système de notation sociale fait peser des risques sur l’ensemble des citoyens, y compris les plus disciplinés. Cette société n’est ni apaisée, ni sûre. Juste totalitaire.

Doit-on alors renoncer à toute forme de sécurité ? 

E. D. : Non ! L'insécurisation est aussi une perte de liberté. Sans sécurité de revenu ou de logement, les hommes ne sont pas libres. Mais la légitime recherche de sécurité doit rester mesurée. Au-delà d’un certain seuil, elle produit le mythe d’un contrôle absolu et devient mortifère pour la liberté. Quand la sécurité devient la première des valeurs, elle préconise l’utilisation de moyens brutaux ou despotiques… qui finissent par insécuriser tout le monde.

“Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.”

Dans Le hussard sur le toit de Jean Giono, la mère du héros, Angelo, écrit à son fils qui traverse la France en pleine épidémie de choléra : "Sois toujours très imprudent, mon petit, c'est la seule façon d'avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures”. C'est quelque chose d’étonnant, surtout dans la lettre d'une mère à son enfant en danger. Mais c'est aussi une des dimensions de la liberté : accepter une part d’aventure. Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.

Quels sont les liens entre pouvoir et liberté ?

E. D. : Le pouvoir est une entrave à la liberté de celui qui se voit contraint d’obéir. D’un autre côté, avoir du pouvoir, c’est jouir d’une forme de liberté, d’une capacité d’agir. C’est jouer au super-héros, cela procure une sensation très positive. Mais le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres. La liberté gagnée par le puissant a toujours moins de valeur que celle qui est perdue par la personne soumise. Lorsqu’un riche vole dix euros à un pauvre, ce qu’il gagne est pour lui bien peu mais pour celui qui les a perdus, c’était beaucoup. Cette idée banale, ancienne, qu’un économiste appellerait l’utilité marginale décroissante, explique que dans le rapport de pouvoir, le gain de liberté du puissant vaut toujours moins que la perte de liberté du faible. Une société bien organisée doit réduire au maximum la domination des uns par les autres, afin de maximiser la capacité de chacune et de chacun à jouir de la liberté. Certes, on ne peut pas refuser tout pouvoir, ce serait impossible. Mais tout pouvoir a une valeur négative. 

“Le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres”

Quel système permettrait de minimiser les zones de pouvoir ?

E. D. : Dans Voyage en Misarchie, les principaux nœuds de domination sont supprimés : le pouvoir capitaliste et le pouvoir d'État. Dans nos sociétés, ces deux pouvoirs sont censés se limiter l’un l’autre, mais ils sont en réalité très liés. Il faut supprimer ces deux grandes sources de pouvoir qui collaborent au sommet… tout en veillant à conserver certains acquis indispensables, que l’on considère habituellement comme indissociables de l’État ou du capitalisme.

Par exemple, je suis favorable à l'impôt, au droit et à des services publics gratuits. Mais on peut très bien les conserver sans organisation étatique au sens strict. L’État est la concrétisation de l’idée de souveraineté, de toute-puissance - idée elle-même directement et historiquement calquée sur le monothéisme. On peut facilement concevoir des organisations sans sommet unique, où les hiérarchies sont plus souples, où les pouvoirs sont mieux divisés, plus équilibrés, mieux répartis. 

De la même manière, il convient de supprimer le capitalisme, mais on doit sauver à tout prix la liberté d'entreprendre. Interdire de créer son entreprise ou son emploi conduirait à un autoritarisme atroce. 

Comment consacrer la liberté d’entreprendre sans retirer aux travailleurs la maîtrise de leur outil de production ?

E. D. : Lorsque vous montez votre entreprise, vous commencez par vous payer mal voire pas du tout. Vous liquidez vos économies, vous faites un emprunt... Souvent, ce n’est qu’après de longs efforts que les choses s’améliorent. Alors vous songez à embaucher quelqu'un. Si on ordonne une autogestion égalitaire immédiate, il faudrait tout partager en deux dès la première embauche. Mais pourquoi feriez-vous ainsi cadeau de la moitié de vos économies et de la moitié du fruit de tous vos efforts ? Imposer l’autogestion égalitaire immédiate serait terriblement dissuasif. Et même, ce ne serait pas juste. En revanche, si 20 ans plus tard il y a toujours le même patron et le même salarié, c’est que quelque chose n'a pas fonctionné. Après 20 ans de travail à deux, l’entreprise est le fruit du travail des deux. Elle doit donc appartenir aux deux. 

“Le pouvoir sur son entreprise doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste.”

Il faut donc mettre en place une sorte de rachat obligatoire et progressif des parts de celui qui a investi au début. Toutes les entreprises doivent tendre ainsi, peu à peu, vers l'autogestion. D’autres idées qui vont dans le même sens sont décrites dans le livre. Et d’autres méthodes sont à inventer. L'idée fondamentale consiste à considérer celui qui entreprend comme un entrepreneur et à lui octroyer une forme de pouvoir sur son entreprise. Mais ce pouvoir doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste. 

Une fois l’État et le capitalisme supprimés, comment encadrer les pouvoirs qui subsistent ?

E. D. : Pour limiter les dérives despotiques de toute forme de pouvoir, il faut multiplier les espaces de contre-pouvoir. Cela peut passer par la variation des modes de désignation de ceux à qui l’on confie des pouvoirs. Tout mode de désignation, même démocratique, a des défauts. Par exemple, l'élection par le vote permet de désigner des personnes compétentes, du moins en théorie. C'est en tout cas une sélection très forte, et être élu suppose des qualités particulières. 

"Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir" Montesquieu

Le tirage au sort a d’autres avantages et inconvénients. Il permet d’avoir un échantillon représentatif de la population. Mais le risque, c’est que ces personnes soient facilement manipulées - par les meilleurs orateurs ou par ceux qui disposent de réseaux d’influence. Combiner vote et tirage au sort pourrait donc être intéressant. Le pouvoir des spécialistes élus par le vote serait contrebalancé par celui d’assemblées tirées au sort. Ces assemblées, moins techniques et donc plus fragiles, devraient avoir le dernier mot. Comme le disait Montesquieu : «Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir»

Supprimer les pouvoirs hégémoniques et démultiplier les contre-pouvoirs, est-ce suffisant pour redonner aux citoyens leur liberté ?

E. D. : Non, l’exercice de la liberté, cela s’apprend. Il faut rompre avec des habitudes de soumission qui sont bien ancrées. C’est parfois difficile. Mais la libération est un plaisir contagieux. Et la soumission des peuples est moins facile que les puissants ne le croient. L’histoire a démontré que la jouissance de la liberté est un bonheur qui ne s’abandonne pas sans combattre.

_______


Professeur agrégé de droit, spécialiste du droit du travail, Emmanuel Dockès enseigne à l'université Paris Ouest Nanterre. Il publie en 2017 Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire : une réflexion précise et réaliste pour une société plus libre, plus égalitaire, mais aussi plus épanouie.

_______

Sur le même sujet:

> "Comment donner le pouvoir à ses employés"

> "Alain Madelin, du libéralisme à la société non marchande"

> "Vers une nouvelle ère managériale : rencontre avec Frédéric Laloux"


Jouir de la liberté, c’est prendre des risques

by 
Mathieu Grandperrin
Magazine
February 11, 2020
Jouir de la liberté, c’est prendre des risques
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ENTRETIEN avec Emmanuel Dockès. Dans son essai Voyage en Misarchie, Emmanuel Dockès nous emmène dans un pays où les pouvoirs et les dominations sont minimisés ; un pays où tous les citoyens et citoyennes sont libres - au travail, à l’école, au foyer... Que peut nous apprendre la Misarchie sur l’état de nos libertés, à l’heure de l'avènement du capitalisme de surveillance ?

La Misarchie, c’est le pays de la liberté. Ne vivons-nous pas, nous aussi, dans des pays libéraux ?

Emmanuel Dockès : La liberté est bien la première des trois valeurs de notre devise républicaine. Mais il ne suffit pas de la proclamer. Nous vivons dans une société où la liberté est de plus en plus rare.

Au travail, les rapports de domination sont extrêmement puissants. Le salariat est basé sur l'idée même de subordination et donc de soumission. Le management moderne entend contrôler non seulement la production mais aussi les pensées. La culture d’entreprise doit être intégrée et incarnée au quotidien, jusque dans les activités extra-professionnelles. 

Dans notre chambre, dans le métro ou au cinéma, la publicité nous endoctrine. On pense que l’on ne se laisse pas atteindre mais en réalité, cette propagande consumériste est très efficace.

Dans la rue, c’est l’État qui bafoue nos libertés - liberté de manifester mais aussi liberté d’aller et venir de façon anonyme avec le développement de la reconnaissance faciale. A Hong Kong, les manifestants portaient des masques pour contourner ces technologies. En France, avec l’interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public, nous avons déjà mis en place un arsenal permettant la surveillance de masse. 

Pourquoi abandonnons-nous si facilement nos libertés et notre libre-arbitre ?

E. D. : Exercer la liberté demande des efforts. Par habitude et par facilité, on agit de façon mécanique, sans réaliser le travail d’intellectualisation des contraintes et influences extérieures nécessaire aux véritables prises de décision. Les despotes nous accoutument à ces formes de soumission, à tel point que l’on finit par ne plus en souffrir.

L’autre explication à l’abandon de nos libertés, c’est la promesse d’une plus grande sécurité. Obéis moi et je te protègerai. Le vieil échange féodal et mafieux est toujours aussi structurant dans les logiques de pouvoir. C’est l’une des racines des autoritarismes : les sociétés en crise génèrent un sentiment de peur et donc, un besoin de sécurité. Les systèmes autoritaires prétendent apporter cette protection, sauf pour les minorités ou les opposants évidemment. Un système totalitaire, comme la Chine actuelle, peut imposer de traverser dans les clous et interdire tout discours contestataire. Un pays apaisé… en apparence uniquement. Le système fonctionne sur la base d’une menace constante d’exclusion, voire de brutalité pure. Et le système de notation sociale fait peser des risques sur l’ensemble des citoyens, y compris les plus disciplinés. Cette société n’est ni apaisée, ni sûre. Juste totalitaire.

Doit-on alors renoncer à toute forme de sécurité ? 

E. D. : Non ! L'insécurisation est aussi une perte de liberté. Sans sécurité de revenu ou de logement, les hommes ne sont pas libres. Mais la légitime recherche de sécurité doit rester mesurée. Au-delà d’un certain seuil, elle produit le mythe d’un contrôle absolu et devient mortifère pour la liberté. Quand la sécurité devient la première des valeurs, elle préconise l’utilisation de moyens brutaux ou despotiques… qui finissent par insécuriser tout le monde.

“Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.”

Dans Le hussard sur le toit de Jean Giono, la mère du héros, Angelo, écrit à son fils qui traverse la France en pleine épidémie de choléra : "Sois toujours très imprudent, mon petit, c'est la seule façon d'avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures”. C'est quelque chose d’étonnant, surtout dans la lettre d'une mère à son enfant en danger. Mais c'est aussi une des dimensions de la liberté : accepter une part d’aventure. Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.

Quels sont les liens entre pouvoir et liberté ?

E. D. : Le pouvoir est une entrave à la liberté de celui qui se voit contraint d’obéir. D’un autre côté, avoir du pouvoir, c’est jouir d’une forme de liberté, d’une capacité d’agir. C’est jouer au super-héros, cela procure une sensation très positive. Mais le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres. La liberté gagnée par le puissant a toujours moins de valeur que celle qui est perdue par la personne soumise. Lorsqu’un riche vole dix euros à un pauvre, ce qu’il gagne est pour lui bien peu mais pour celui qui les a perdus, c’était beaucoup. Cette idée banale, ancienne, qu’un économiste appellerait l’utilité marginale décroissante, explique que dans le rapport de pouvoir, le gain de liberté du puissant vaut toujours moins que la perte de liberté du faible. Une société bien organisée doit réduire au maximum la domination des uns par les autres, afin de maximiser la capacité de chacune et de chacun à jouir de la liberté. Certes, on ne peut pas refuser tout pouvoir, ce serait impossible. Mais tout pouvoir a une valeur négative. 

“Le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres”

Quel système permettrait de minimiser les zones de pouvoir ?

E. D. : Dans Voyage en Misarchie, les principaux nœuds de domination sont supprimés : le pouvoir capitaliste et le pouvoir d'État. Dans nos sociétés, ces deux pouvoirs sont censés se limiter l’un l’autre, mais ils sont en réalité très liés. Il faut supprimer ces deux grandes sources de pouvoir qui collaborent au sommet… tout en veillant à conserver certains acquis indispensables, que l’on considère habituellement comme indissociables de l’État ou du capitalisme.

Par exemple, je suis favorable à l'impôt, au droit et à des services publics gratuits. Mais on peut très bien les conserver sans organisation étatique au sens strict. L’État est la concrétisation de l’idée de souveraineté, de toute-puissance - idée elle-même directement et historiquement calquée sur le monothéisme. On peut facilement concevoir des organisations sans sommet unique, où les hiérarchies sont plus souples, où les pouvoirs sont mieux divisés, plus équilibrés, mieux répartis. 

De la même manière, il convient de supprimer le capitalisme, mais on doit sauver à tout prix la liberté d'entreprendre. Interdire de créer son entreprise ou son emploi conduirait à un autoritarisme atroce. 

Comment consacrer la liberté d’entreprendre sans retirer aux travailleurs la maîtrise de leur outil de production ?

E. D. : Lorsque vous montez votre entreprise, vous commencez par vous payer mal voire pas du tout. Vous liquidez vos économies, vous faites un emprunt... Souvent, ce n’est qu’après de longs efforts que les choses s’améliorent. Alors vous songez à embaucher quelqu'un. Si on ordonne une autogestion égalitaire immédiate, il faudrait tout partager en deux dès la première embauche. Mais pourquoi feriez-vous ainsi cadeau de la moitié de vos économies et de la moitié du fruit de tous vos efforts ? Imposer l’autogestion égalitaire immédiate serait terriblement dissuasif. Et même, ce ne serait pas juste. En revanche, si 20 ans plus tard il y a toujours le même patron et le même salarié, c’est que quelque chose n'a pas fonctionné. Après 20 ans de travail à deux, l’entreprise est le fruit du travail des deux. Elle doit donc appartenir aux deux. 

“Le pouvoir sur son entreprise doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste.”

Il faut donc mettre en place une sorte de rachat obligatoire et progressif des parts de celui qui a investi au début. Toutes les entreprises doivent tendre ainsi, peu à peu, vers l'autogestion. D’autres idées qui vont dans le même sens sont décrites dans le livre. Et d’autres méthodes sont à inventer. L'idée fondamentale consiste à considérer celui qui entreprend comme un entrepreneur et à lui octroyer une forme de pouvoir sur son entreprise. Mais ce pouvoir doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste. 

Une fois l’État et le capitalisme supprimés, comment encadrer les pouvoirs qui subsistent ?

E. D. : Pour limiter les dérives despotiques de toute forme de pouvoir, il faut multiplier les espaces de contre-pouvoir. Cela peut passer par la variation des modes de désignation de ceux à qui l’on confie des pouvoirs. Tout mode de désignation, même démocratique, a des défauts. Par exemple, l'élection par le vote permet de désigner des personnes compétentes, du moins en théorie. C'est en tout cas une sélection très forte, et être élu suppose des qualités particulières. 

"Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir" Montesquieu

Le tirage au sort a d’autres avantages et inconvénients. Il permet d’avoir un échantillon représentatif de la population. Mais le risque, c’est que ces personnes soient facilement manipulées - par les meilleurs orateurs ou par ceux qui disposent de réseaux d’influence. Combiner vote et tirage au sort pourrait donc être intéressant. Le pouvoir des spécialistes élus par le vote serait contrebalancé par celui d’assemblées tirées au sort. Ces assemblées, moins techniques et donc plus fragiles, devraient avoir le dernier mot. Comme le disait Montesquieu : «Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir»

Supprimer les pouvoirs hégémoniques et démultiplier les contre-pouvoirs, est-ce suffisant pour redonner aux citoyens leur liberté ?

E. D. : Non, l’exercice de la liberté, cela s’apprend. Il faut rompre avec des habitudes de soumission qui sont bien ancrées. C’est parfois difficile. Mais la libération est un plaisir contagieux. Et la soumission des peuples est moins facile que les puissants ne le croient. L’histoire a démontré que la jouissance de la liberté est un bonheur qui ne s’abandonne pas sans combattre.

_______


Professeur agrégé de droit, spécialiste du droit du travail, Emmanuel Dockès enseigne à l'université Paris Ouest Nanterre. Il publie en 2017 Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire : une réflexion précise et réaliste pour une société plus libre, plus égalitaire, mais aussi plus épanouie.

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Sur le même sujet:

> "Comment donner le pouvoir à ses employés"

> "Alain Madelin, du libéralisme à la société non marchande"

> "Vers une nouvelle ère managériale : rencontre avec Frédéric Laloux"


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Mathieu Grandperrin
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February 11, 2020

Jouir de la liberté, c’est prendre des risques

by
Mathieu Grandperrin
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ENTRETIEN avec Emmanuel Dockès. Dans son essai Voyage en Misarchie, Emmanuel Dockès nous emmène dans un pays où les pouvoirs et les dominations sont minimisés ; un pays où tous les citoyens et citoyennes sont libres - au travail, à l’école, au foyer... Que peut nous apprendre la Misarchie sur l’état de nos libertés, à l’heure de l'avènement du capitalisme de surveillance ?

La Misarchie, c’est le pays de la liberté. Ne vivons-nous pas, nous aussi, dans des pays libéraux ?

Emmanuel Dockès : La liberté est bien la première des trois valeurs de notre devise républicaine. Mais il ne suffit pas de la proclamer. Nous vivons dans une société où la liberté est de plus en plus rare.

Au travail, les rapports de domination sont extrêmement puissants. Le salariat est basé sur l'idée même de subordination et donc de soumission. Le management moderne entend contrôler non seulement la production mais aussi les pensées. La culture d’entreprise doit être intégrée et incarnée au quotidien, jusque dans les activités extra-professionnelles. 

Dans notre chambre, dans le métro ou au cinéma, la publicité nous endoctrine. On pense que l’on ne se laisse pas atteindre mais en réalité, cette propagande consumériste est très efficace.

Dans la rue, c’est l’État qui bafoue nos libertés - liberté de manifester mais aussi liberté d’aller et venir de façon anonyme avec le développement de la reconnaissance faciale. A Hong Kong, les manifestants portaient des masques pour contourner ces technologies. En France, avec l’interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public, nous avons déjà mis en place un arsenal permettant la surveillance de masse. 

Pourquoi abandonnons-nous si facilement nos libertés et notre libre-arbitre ?

E. D. : Exercer la liberté demande des efforts. Par habitude et par facilité, on agit de façon mécanique, sans réaliser le travail d’intellectualisation des contraintes et influences extérieures nécessaire aux véritables prises de décision. Les despotes nous accoutument à ces formes de soumission, à tel point que l’on finit par ne plus en souffrir.

L’autre explication à l’abandon de nos libertés, c’est la promesse d’une plus grande sécurité. Obéis moi et je te protègerai. Le vieil échange féodal et mafieux est toujours aussi structurant dans les logiques de pouvoir. C’est l’une des racines des autoritarismes : les sociétés en crise génèrent un sentiment de peur et donc, un besoin de sécurité. Les systèmes autoritaires prétendent apporter cette protection, sauf pour les minorités ou les opposants évidemment. Un système totalitaire, comme la Chine actuelle, peut imposer de traverser dans les clous et interdire tout discours contestataire. Un pays apaisé… en apparence uniquement. Le système fonctionne sur la base d’une menace constante d’exclusion, voire de brutalité pure. Et le système de notation sociale fait peser des risques sur l’ensemble des citoyens, y compris les plus disciplinés. Cette société n’est ni apaisée, ni sûre. Juste totalitaire.

Doit-on alors renoncer à toute forme de sécurité ? 

E. D. : Non ! L'insécurisation est aussi une perte de liberté. Sans sécurité de revenu ou de logement, les hommes ne sont pas libres. Mais la légitime recherche de sécurité doit rester mesurée. Au-delà d’un certain seuil, elle produit le mythe d’un contrôle absolu et devient mortifère pour la liberté. Quand la sécurité devient la première des valeurs, elle préconise l’utilisation de moyens brutaux ou despotiques… qui finissent par insécuriser tout le monde.

“Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.”

Dans Le hussard sur le toit de Jean Giono, la mère du héros, Angelo, écrit à son fils qui traverse la France en pleine épidémie de choléra : "Sois toujours très imprudent, mon petit, c'est la seule façon d'avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures”. C'est quelque chose d’étonnant, surtout dans la lettre d'une mère à son enfant en danger. Mais c'est aussi une des dimensions de la liberté : accepter une part d’aventure. Refuser toute prise de risque, c’est renoncer à sa liberté.

Quels sont les liens entre pouvoir et liberté ?

E. D. : Le pouvoir est une entrave à la liberté de celui qui se voit contraint d’obéir. D’un autre côté, avoir du pouvoir, c’est jouir d’une forme de liberté, d’une capacité d’agir. C’est jouer au super-héros, cela procure une sensation très positive. Mais le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres. La liberté gagnée par le puissant a toujours moins de valeur que celle qui est perdue par la personne soumise. Lorsqu’un riche vole dix euros à un pauvre, ce qu’il gagne est pour lui bien peu mais pour celui qui les a perdus, c’était beaucoup. Cette idée banale, ancienne, qu’un économiste appellerait l’utilité marginale décroissante, explique que dans le rapport de pouvoir, le gain de liberté du puissant vaut toujours moins que la perte de liberté du faible. Une société bien organisée doit réduire au maximum la domination des uns par les autres, afin de maximiser la capacité de chacune et de chacun à jouir de la liberté. Certes, on ne peut pas refuser tout pouvoir, ce serait impossible. Mais tout pouvoir a une valeur négative. 

“Le pouvoir est une liberté qui s’exerce aux dépens de celle des autres”

Quel système permettrait de minimiser les zones de pouvoir ?

E. D. : Dans Voyage en Misarchie, les principaux nœuds de domination sont supprimés : le pouvoir capitaliste et le pouvoir d'État. Dans nos sociétés, ces deux pouvoirs sont censés se limiter l’un l’autre, mais ils sont en réalité très liés. Il faut supprimer ces deux grandes sources de pouvoir qui collaborent au sommet… tout en veillant à conserver certains acquis indispensables, que l’on considère habituellement comme indissociables de l’État ou du capitalisme.

Par exemple, je suis favorable à l'impôt, au droit et à des services publics gratuits. Mais on peut très bien les conserver sans organisation étatique au sens strict. L’État est la concrétisation de l’idée de souveraineté, de toute-puissance - idée elle-même directement et historiquement calquée sur le monothéisme. On peut facilement concevoir des organisations sans sommet unique, où les hiérarchies sont plus souples, où les pouvoirs sont mieux divisés, plus équilibrés, mieux répartis. 

De la même manière, il convient de supprimer le capitalisme, mais on doit sauver à tout prix la liberté d'entreprendre. Interdire de créer son entreprise ou son emploi conduirait à un autoritarisme atroce. 

Comment consacrer la liberté d’entreprendre sans retirer aux travailleurs la maîtrise de leur outil de production ?

E. D. : Lorsque vous montez votre entreprise, vous commencez par vous payer mal voire pas du tout. Vous liquidez vos économies, vous faites un emprunt... Souvent, ce n’est qu’après de longs efforts que les choses s’améliorent. Alors vous songez à embaucher quelqu'un. Si on ordonne une autogestion égalitaire immédiate, il faudrait tout partager en deux dès la première embauche. Mais pourquoi feriez-vous ainsi cadeau de la moitié de vos économies et de la moitié du fruit de tous vos efforts ? Imposer l’autogestion égalitaire immédiate serait terriblement dissuasif. Et même, ce ne serait pas juste. En revanche, si 20 ans plus tard il y a toujours le même patron et le même salarié, c’est que quelque chose n'a pas fonctionné. Après 20 ans de travail à deux, l’entreprise est le fruit du travail des deux. Elle doit donc appartenir aux deux. 

“Le pouvoir sur son entreprise doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste.”

Il faut donc mettre en place une sorte de rachat obligatoire et progressif des parts de celui qui a investi au début. Toutes les entreprises doivent tendre ainsi, peu à peu, vers l'autogestion. D’autres idées qui vont dans le même sens sont décrites dans le livre. Et d’autres méthodes sont à inventer. L'idée fondamentale consiste à considérer celui qui entreprend comme un entrepreneur et à lui octroyer une forme de pouvoir sur son entreprise. Mais ce pouvoir doit être fondant. Sinon, il devient vite injuste. 

Une fois l’État et le capitalisme supprimés, comment encadrer les pouvoirs qui subsistent ?

E. D. : Pour limiter les dérives despotiques de toute forme de pouvoir, il faut multiplier les espaces de contre-pouvoir. Cela peut passer par la variation des modes de désignation de ceux à qui l’on confie des pouvoirs. Tout mode de désignation, même démocratique, a des défauts. Par exemple, l'élection par le vote permet de désigner des personnes compétentes, du moins en théorie. C'est en tout cas une sélection très forte, et être élu suppose des qualités particulières. 

"Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir" Montesquieu

Le tirage au sort a d’autres avantages et inconvénients. Il permet d’avoir un échantillon représentatif de la population. Mais le risque, c’est que ces personnes soient facilement manipulées - par les meilleurs orateurs ou par ceux qui disposent de réseaux d’influence. Combiner vote et tirage au sort pourrait donc être intéressant. Le pouvoir des spécialistes élus par le vote serait contrebalancé par celui d’assemblées tirées au sort. Ces assemblées, moins techniques et donc plus fragiles, devraient avoir le dernier mot. Comme le disait Montesquieu : «Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir»

Supprimer les pouvoirs hégémoniques et démultiplier les contre-pouvoirs, est-ce suffisant pour redonner aux citoyens leur liberté ?

E. D. : Non, l’exercice de la liberté, cela s’apprend. Il faut rompre avec des habitudes de soumission qui sont bien ancrées. C’est parfois difficile. Mais la libération est un plaisir contagieux. Et la soumission des peuples est moins facile que les puissants ne le croient. L’histoire a démontré que la jouissance de la liberté est un bonheur qui ne s’abandonne pas sans combattre.

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Professeur agrégé de droit, spécialiste du droit du travail, Emmanuel Dockès enseigne à l'université Paris Ouest Nanterre. Il publie en 2017 Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire : une réflexion précise et réaliste pour une société plus libre, plus égalitaire, mais aussi plus épanouie.

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Sur le même sujet:

> "Comment donner le pouvoir à ses employés"

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> "Vers une nouvelle ère managériale : rencontre avec Frédéric Laloux"


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