Magazine
December 12, 2019

La start-up est-elle contre nature ?

Si les start-ups et la nature ont leurs écosystèmes, c’est-à-dire un ensemble d’organismes ou d’organisations en interaction, ils sont bien différents. Une start-up aujourd’hui se construit dans le fantasme d’une hypercroissance et d’une domination de son marché. La faune ou la flore, ne cherchant que leur survie et leur reproduction, préservent leur environnement pour qu’il perdure, sans chercher à le dominer.

Entre hypercroissance et équilibres naturels

Dans l’univers start-up, il s’agit de démarrer (« start ») vite (« up ») pour être le premier - et le seul - à remplir une niche. En trois ans, il faut démontrer sa capacité à générer de l’argent. Le revers de la médaille, c’est que sur dix investissements, sept start-ups vont s’effondrer, deux vont vivoter et une va s’envoler. Cette recherche de performance rapide et élevée, qui exclut de fait la durabilité, devient un mécanisme de destruction continue dont seuls les plus solides sortent indemnes. Dans la nature, c’est tout l’inverse.

“C'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants.”

Comme l’explique la biologiste Cléa Bauvais, chaque espèce a un nombre limité d'individus et d'interactions dans un écosystème donné. Dès qu’une espèce devient prédominante, le système se dérègle. Le prédateur qui a éradiqué ses proies peut lui-même être voué à disparaître. C’est ce qu’illustre Emmanuel Delannoy, spécialiste de perma-économie, en évoquant ces explorateurs des îles du détroit de Béring qui découvrent une immense quantité de squelettes de rennes jonchant le sol, sans comprendre pourquoi. En fait, ces rennes sont arrivés sur l’île un peu par hasard, et ont prospéré de façon exponentielle car ils n’avaient pas de prédateurs. Ils ont progressivement manqué de nourriture et se sont tous éteints. Cette histoire nous enseigne que c'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants et non la captation des ressources par une poignée d’individus. Le maillage, et la répétition des interactions, à une échelle très locale, donnent toute sa force à l’écosystème.


Qu’est-ce qu’un “écosystème” ? 

Comme le rappelle Cléa Bauvais, les écosystèmes sont des organismes, des flux d'information, de matière et d'énergie qui se combinent pour créer une sorte de métastructure. Ces organismes sont en interaction avec leur environnement mais surtout entre eux. Ils forment une mosaïque d’interdépendances, dans laquelle il n'y a pas un individu qui prédomine sur les autres et qui tue l'ensemble de la chaîne. Aujourd’hui, on utilise ce mot à l’envie, sans cadre, alors qu’un écosystème reste bien spécifique et borné géographiquement, comme le souligne Alain Renaudin, expert en biomimétisme. Par exemple, le marais poitevin forme un écosystème bien précis, délimité par  des frontières claires. Il a une harmonie qui lui est propre.

“La mondialisation standardisée n’existe pas dans la nature.”

Un autre aspect de ce dogme d’hypercroissance des start-ups, c’est la conquête de marchés internationaux. Dans le vivant, seul l’environnement local compte. Il permet de s’approvisionner en matériaux pour construire son habitat, en partenaires sexuels pour se reproduire, en ressources pour se nourrir. Tout cela dans l’idée de transmettre ses gènes et par là-même de perpétuer l’espèce… “On n’a jamais vu un castor faire 2000 km pour aller chercher son bois”, comme le souligne Alain Renaudin. La mondialisation, tout comme la standardisation, n’existent pas dans la nature.


Le règne de l’endogamie

Une autre différence entre start-ups et nature, c’est l’endogamie des premières et la richesse de la diversité de la seconde. L’expérience d’Alexandre Mézard dans l’univers start-up confirme cela. “A la station F on peut constater une forme de clonage. On a tous les mêmes metrics en tête et on utilise les mêmes outils en vase clos. On vient souvent des mêmes écoles, des mêmes milieux et on développe une culture hors sol”. A l’inverse, dans la nature, plus l’écosystème est varié, plus il prospère. Pour Alain Renaudin, les écotones, des zones de chevauchement entre plusieurs écosystèmes, en sont un bon exemple. Dans ces environnements, comme les estuaires par exemple, la rencontre de différents écosystèmes, donc de leurs espèces, crée encore plus de biodiversité et de richesse.

A quoi fait-on référence lorsque l’on parle de “nature” ? 

Longtemps définie par opposition à la culture, cette dernière étant intimement liée à l’homme, la nature se définit davantage aujourd’hui en référence au vivant, à la biosphère. Dans cette vision, la nature et l’homme font partie du même ensemble, du même biotope.

Pour Alain Renaudin, l’innovation naît dans nos écotones sociaux, ces espaces et personnes à la frontière entre plusieurs mondes et disciplines : entrepreneurs, académiques, industriels, scientifiques… Ce sont des zones de très grande richesse humaine et sociale, des zones de grande créativité et de résilience. L’exemple de l’invention du Shinkansen est assez parlante à cet égard. Le train à grande vitesse japonais est bio inspiré : son nez a été conçu par un ingénieur amateur d’ornithologie, sur le modèle de celui du martin pêcheur. Sans la capacité de ce chercheur à mêler les disciplines, à initier un dialogue entre ingénierie et biologie, cette innovation n’aurait pas vu le jour. 

Aujourd’hui, rares sont les start-ups qui se distinguent par de véritables innovations de rupture. Prenons l’exemple du Slip Français, fleuron des startups françaises. Pour Alexandre Mézard : “Utiliser des produits locaux et avoir sa chaîne de production en France, ce n’est pas de l’innovation de rupture... C’est du bon sens !” Et si l’endogamie était ce qui freinait la capacité des start-ups à innover de façon vraiment radicale ?


Start-up, vous avez-dit start-up ? 

Une start-up, c’est une jeune entreprise recherchant  l’hypercroissance. Mais c’est surtout un mythe, un ensemble de fantasmes - du (jeune) entrepreneur, de l’innovateur, du pionnier, de la “licorne”… A tel point qu’aujourd’hui, quiconque monte une entreprise - innovante ou pas - s'autoproclame start-up. Car dans l’imaginaire, cette étiquette n’a pas la même valeur que ce que véhicule le fait de monter une PME ou une association.

Passer de l’âge du cowboy à celui du permaculteur

Si la mixité n’est pas innée, chez les start-ups comme dans les sphères économiques, politiques et sociales, comment la cultiver ? Comment renforcer nos capacités à innover en créant des passerelles avec les écosystèmes que l’on ne côtoie pas ou peu car ils sont éloignés de nos métiers, de nos environnements sociaux et géographiques ? Pour Emmanuel Delannoy, cela passe par le fait de reprendre une posture d’écoute et d’attention au monde. Passer de l’âge du cowboy, de la maîtrise et de la conquête, à celui du permaculteur, de l’élève qui apprend. Ce n’est pas facile car nous ne sommes pas éduqués pour écouter l'autre. Mais selon lui, la clé, c’est bien d’intervenir aussi peu que possible afin de ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes. Avec les meilleures intentions du monde, comme par exemple dans le cas de certaines opérations de réintroduction d'espèces là où l’écosystème n'est plus forcément prêt à les accueillir, on peut créer plus de dégâts que de bien. Les écosystèmes s'adaptent. Mais il faut surtout leur laisser du temps pour cela.

"L’innovation ne peut pas être une injonction"

Si l’on considère que l’innovation ne se décrète pas, mais qu’elle s’observe et se facilite, qui fera le meilleur permaculteur ? La plus grande ou la plus petite des structures ? A travers l’intrapreneuriat ou l’incubation, les grandes organisations ne cherchent-elles pas à retrouver des espaces de respiration, de la capacité d'écoute et d’attention que les plus petites structures ont a priori plus naturellement ?

Cette agilité est l’un des traits caractéristiques du vivant. Alain Renaudin cite l’exemple des poils sensoriels du grillon. Ces poils lui permettent de déceler le moindre filet d'air provoqué par l'arrivée d'un prédateur, notamment une araignée bien spécifique. Quand le poil détecte un danger, cela provoque une boucle neuronale de décision qui ordonne à la patte de s’activer, pour que le grillon s’envole. L’influx nerveux ne remonte pas jusqu'au cerveau pour qu’il décide. Tout est localisé au niveau de la patte. C’est l’hyperréactivité incarnée ! Mais si nature et adaptabilité font bon ménage, en est-il de même dans le monde des start-ups où l’agilité est le maître mot  ? 


L’agilité à l'épreuve du temps long de la nature 

Pour une start-up qui entend servir “le bien commun”, être agile, c’est aussi subir une hyper-fragmentation des tâches. C’est devoir pivoter très fréquemment. C’est risquer de perdre de vue son objectif, sa vision initiale. Car le seul indicateur qui compte dans cet univers économique, c’est la performance et la rentabilité. Alexandre Mézard raconte comment, après avoir fondé sa start-up, il a rapidement oublié son objectif initial sous la pression des échéances court-terme et le poids des indicateurs de performance. Comme le dit Jean-Louis Servan-Schreiber dans Trop vite ! :

“C’est comme si l'économie actuelle était un bolide qui irait de plus en plus vite, mais dont les phares éclaireraient de moins en moins loin.”

Face à ce phénomène d’accélération du temps et de perte de sens, il faut réintroduire du temps long et des convictions. Comme le remarque Cléa Bauvais, les grandes innovations ne sont pas arrivées du jour au lendemain. Elles succèdent à de nombreuses années de recherche. Ce qui est intéressant avec le bio-mimétisme, c'est de se donner le temps d'aller fouiller l'information, de comprendre, de mettre en regard plusieurs disciplines. C’est important pour donner du sens à ce que l’on fait et pour définir une direction.

Pour Alexandre Mézard, après l'ère de la dématérialisation, il faut retrouver un rapport au tangible, à la matière. Avoir des racines, re-spacialiser nos organisations et nos projets, se redonner des frontières collectives. Miser sur son écosystème local - son territoire, ses acteurs et ses interactions - pour répondre à ses défis, plutôt que de chercher des réponses ailleurs. Comme le souligne Alain Renaudin, c’est aussi trouver d’autres modèles économiques, qui ne reposent plus sur l’hypercroissance mais sur la résilience. C’est enfin proposer de nouveaux imaginaires dans notre relation au vivant humain et non-humain, et entrevoir la possibilité de fonder, demain, des start-ups au naturel.


_______

Cet article a été rédigé suite au débat “Start-ups VS écosystèmes naturels, quels modèles d’innovation pour demain ?” organisé par Ouishare le 27 novembre 2019 à l’occasion de la Semaine de l’innovation publique de la Délégation interministérielle de la transformation publique (DITP).

Intervenaient Cléa Bauvais (biologiste, Big Bang Project), Alexandre Mézard (fondateur de POI, start-up incubée à Station F et en thèse sur les biais cognitifs du numérique) Alain Renaudin (président de NewCorp Conseil et fondateur de Biomim'expo), Emmanuel Delannoy (fondateur de Pikaia). A la modération, Edwin Mootoosamy (Innovation & prospective @SNCF, Ouishare alumni).

_______

Sur le même sujet :

> "La pensée écosystémique peut-elle nous aider à accueillir la complexité du monde ?"

> "Penser « écosystème » doit transformer la manière dont nous coopérons"

La start-up est-elle contre nature ?

by 
Solène Manouvrier
Magazine
December 12, 2019
La start-up est-elle contre nature ?
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ANALYSE. Qu’est-ce qu’innover aujourd’hui ? Monter une start-up ou devenir permaculteur ? Que nous apprennent les start-ups et la nature sur nos modèles d’innovation ? Analyser ces écosystèmes, c’est interroger nos rapports à l’hypercroissance et à la décroissance, à l’endogamie et à la biodiversité, à la territorialité et à la mondialisation… C’est entrevoir de nouvelles formes et dynamiques d’innovation pour demain, des modèles hybrides de start-ups au naturel.

Si les start-ups et la nature ont leurs écosystèmes, c’est-à-dire un ensemble d’organismes ou d’organisations en interaction, ils sont bien différents. Une start-up aujourd’hui se construit dans le fantasme d’une hypercroissance et d’une domination de son marché. La faune ou la flore, ne cherchant que leur survie et leur reproduction, préservent leur environnement pour qu’il perdure, sans chercher à le dominer.

Entre hypercroissance et équilibres naturels

Dans l’univers start-up, il s’agit de démarrer (« start ») vite (« up ») pour être le premier - et le seul - à remplir une niche. En trois ans, il faut démontrer sa capacité à générer de l’argent. Le revers de la médaille, c’est que sur dix investissements, sept start-ups vont s’effondrer, deux vont vivoter et une va s’envoler. Cette recherche de performance rapide et élevée, qui exclut de fait la durabilité, devient un mécanisme de destruction continue dont seuls les plus solides sortent indemnes. Dans la nature, c’est tout l’inverse.

“C'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants.”

Comme l’explique la biologiste Cléa Bauvais, chaque espèce a un nombre limité d'individus et d'interactions dans un écosystème donné. Dès qu’une espèce devient prédominante, le système se dérègle. Le prédateur qui a éradiqué ses proies peut lui-même être voué à disparaître. C’est ce qu’illustre Emmanuel Delannoy, spécialiste de perma-économie, en évoquant ces explorateurs des îles du détroit de Béring qui découvrent une immense quantité de squelettes de rennes jonchant le sol, sans comprendre pourquoi. En fait, ces rennes sont arrivés sur l’île un peu par hasard, et ont prospéré de façon exponentielle car ils n’avaient pas de prédateurs. Ils ont progressivement manqué de nourriture et se sont tous éteints. Cette histoire nous enseigne que c'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants et non la captation des ressources par une poignée d’individus. Le maillage, et la répétition des interactions, à une échelle très locale, donnent toute sa force à l’écosystème.


Qu’est-ce qu’un “écosystème” ? 

Comme le rappelle Cléa Bauvais, les écosystèmes sont des organismes, des flux d'information, de matière et d'énergie qui se combinent pour créer une sorte de métastructure. Ces organismes sont en interaction avec leur environnement mais surtout entre eux. Ils forment une mosaïque d’interdépendances, dans laquelle il n'y a pas un individu qui prédomine sur les autres et qui tue l'ensemble de la chaîne. Aujourd’hui, on utilise ce mot à l’envie, sans cadre, alors qu’un écosystème reste bien spécifique et borné géographiquement, comme le souligne Alain Renaudin, expert en biomimétisme. Par exemple, le marais poitevin forme un écosystème bien précis, délimité par  des frontières claires. Il a une harmonie qui lui est propre.

“La mondialisation standardisée n’existe pas dans la nature.”

Un autre aspect de ce dogme d’hypercroissance des start-ups, c’est la conquête de marchés internationaux. Dans le vivant, seul l’environnement local compte. Il permet de s’approvisionner en matériaux pour construire son habitat, en partenaires sexuels pour se reproduire, en ressources pour se nourrir. Tout cela dans l’idée de transmettre ses gènes et par là-même de perpétuer l’espèce… “On n’a jamais vu un castor faire 2000 km pour aller chercher son bois”, comme le souligne Alain Renaudin. La mondialisation, tout comme la standardisation, n’existent pas dans la nature.


Le règne de l’endogamie

Une autre différence entre start-ups et nature, c’est l’endogamie des premières et la richesse de la diversité de la seconde. L’expérience d’Alexandre Mézard dans l’univers start-up confirme cela. “A la station F on peut constater une forme de clonage. On a tous les mêmes metrics en tête et on utilise les mêmes outils en vase clos. On vient souvent des mêmes écoles, des mêmes milieux et on développe une culture hors sol”. A l’inverse, dans la nature, plus l’écosystème est varié, plus il prospère. Pour Alain Renaudin, les écotones, des zones de chevauchement entre plusieurs écosystèmes, en sont un bon exemple. Dans ces environnements, comme les estuaires par exemple, la rencontre de différents écosystèmes, donc de leurs espèces, crée encore plus de biodiversité et de richesse.

A quoi fait-on référence lorsque l’on parle de “nature” ? 

Longtemps définie par opposition à la culture, cette dernière étant intimement liée à l’homme, la nature se définit davantage aujourd’hui en référence au vivant, à la biosphère. Dans cette vision, la nature et l’homme font partie du même ensemble, du même biotope.

Pour Alain Renaudin, l’innovation naît dans nos écotones sociaux, ces espaces et personnes à la frontière entre plusieurs mondes et disciplines : entrepreneurs, académiques, industriels, scientifiques… Ce sont des zones de très grande richesse humaine et sociale, des zones de grande créativité et de résilience. L’exemple de l’invention du Shinkansen est assez parlante à cet égard. Le train à grande vitesse japonais est bio inspiré : son nez a été conçu par un ingénieur amateur d’ornithologie, sur le modèle de celui du martin pêcheur. Sans la capacité de ce chercheur à mêler les disciplines, à initier un dialogue entre ingénierie et biologie, cette innovation n’aurait pas vu le jour. 

Aujourd’hui, rares sont les start-ups qui se distinguent par de véritables innovations de rupture. Prenons l’exemple du Slip Français, fleuron des startups françaises. Pour Alexandre Mézard : “Utiliser des produits locaux et avoir sa chaîne de production en France, ce n’est pas de l’innovation de rupture... C’est du bon sens !” Et si l’endogamie était ce qui freinait la capacité des start-ups à innover de façon vraiment radicale ?


Start-up, vous avez-dit start-up ? 

Une start-up, c’est une jeune entreprise recherchant  l’hypercroissance. Mais c’est surtout un mythe, un ensemble de fantasmes - du (jeune) entrepreneur, de l’innovateur, du pionnier, de la “licorne”… A tel point qu’aujourd’hui, quiconque monte une entreprise - innovante ou pas - s'autoproclame start-up. Car dans l’imaginaire, cette étiquette n’a pas la même valeur que ce que véhicule le fait de monter une PME ou une association.

Passer de l’âge du cowboy à celui du permaculteur

Si la mixité n’est pas innée, chez les start-ups comme dans les sphères économiques, politiques et sociales, comment la cultiver ? Comment renforcer nos capacités à innover en créant des passerelles avec les écosystèmes que l’on ne côtoie pas ou peu car ils sont éloignés de nos métiers, de nos environnements sociaux et géographiques ? Pour Emmanuel Delannoy, cela passe par le fait de reprendre une posture d’écoute et d’attention au monde. Passer de l’âge du cowboy, de la maîtrise et de la conquête, à celui du permaculteur, de l’élève qui apprend. Ce n’est pas facile car nous ne sommes pas éduqués pour écouter l'autre. Mais selon lui, la clé, c’est bien d’intervenir aussi peu que possible afin de ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes. Avec les meilleures intentions du monde, comme par exemple dans le cas de certaines opérations de réintroduction d'espèces là où l’écosystème n'est plus forcément prêt à les accueillir, on peut créer plus de dégâts que de bien. Les écosystèmes s'adaptent. Mais il faut surtout leur laisser du temps pour cela.

"L’innovation ne peut pas être une injonction"

Si l’on considère que l’innovation ne se décrète pas, mais qu’elle s’observe et se facilite, qui fera le meilleur permaculteur ? La plus grande ou la plus petite des structures ? A travers l’intrapreneuriat ou l’incubation, les grandes organisations ne cherchent-elles pas à retrouver des espaces de respiration, de la capacité d'écoute et d’attention que les plus petites structures ont a priori plus naturellement ?

Cette agilité est l’un des traits caractéristiques du vivant. Alain Renaudin cite l’exemple des poils sensoriels du grillon. Ces poils lui permettent de déceler le moindre filet d'air provoqué par l'arrivée d'un prédateur, notamment une araignée bien spécifique. Quand le poil détecte un danger, cela provoque une boucle neuronale de décision qui ordonne à la patte de s’activer, pour que le grillon s’envole. L’influx nerveux ne remonte pas jusqu'au cerveau pour qu’il décide. Tout est localisé au niveau de la patte. C’est l’hyperréactivité incarnée ! Mais si nature et adaptabilité font bon ménage, en est-il de même dans le monde des start-ups où l’agilité est le maître mot  ? 


L’agilité à l'épreuve du temps long de la nature 

Pour une start-up qui entend servir “le bien commun”, être agile, c’est aussi subir une hyper-fragmentation des tâches. C’est devoir pivoter très fréquemment. C’est risquer de perdre de vue son objectif, sa vision initiale. Car le seul indicateur qui compte dans cet univers économique, c’est la performance et la rentabilité. Alexandre Mézard raconte comment, après avoir fondé sa start-up, il a rapidement oublié son objectif initial sous la pression des échéances court-terme et le poids des indicateurs de performance. Comme le dit Jean-Louis Servan-Schreiber dans Trop vite ! :

“C’est comme si l'économie actuelle était un bolide qui irait de plus en plus vite, mais dont les phares éclaireraient de moins en moins loin.”

Face à ce phénomène d’accélération du temps et de perte de sens, il faut réintroduire du temps long et des convictions. Comme le remarque Cléa Bauvais, les grandes innovations ne sont pas arrivées du jour au lendemain. Elles succèdent à de nombreuses années de recherche. Ce qui est intéressant avec le bio-mimétisme, c'est de se donner le temps d'aller fouiller l'information, de comprendre, de mettre en regard plusieurs disciplines. C’est important pour donner du sens à ce que l’on fait et pour définir une direction.

Pour Alexandre Mézard, après l'ère de la dématérialisation, il faut retrouver un rapport au tangible, à la matière. Avoir des racines, re-spacialiser nos organisations et nos projets, se redonner des frontières collectives. Miser sur son écosystème local - son territoire, ses acteurs et ses interactions - pour répondre à ses défis, plutôt que de chercher des réponses ailleurs. Comme le souligne Alain Renaudin, c’est aussi trouver d’autres modèles économiques, qui ne reposent plus sur l’hypercroissance mais sur la résilience. C’est enfin proposer de nouveaux imaginaires dans notre relation au vivant humain et non-humain, et entrevoir la possibilité de fonder, demain, des start-ups au naturel.


_______

Cet article a été rédigé suite au débat “Start-ups VS écosystèmes naturels, quels modèles d’innovation pour demain ?” organisé par Ouishare le 27 novembre 2019 à l’occasion de la Semaine de l’innovation publique de la Délégation interministérielle de la transformation publique (DITP).

Intervenaient Cléa Bauvais (biologiste, Big Bang Project), Alexandre Mézard (fondateur de POI, start-up incubée à Station F et en thèse sur les biais cognitifs du numérique) Alain Renaudin (président de NewCorp Conseil et fondateur de Biomim'expo), Emmanuel Delannoy (fondateur de Pikaia). A la modération, Edwin Mootoosamy (Innovation & prospective @SNCF, Ouishare alumni).

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Sur le même sujet :

> "La pensée écosystémique peut-elle nous aider à accueillir la complexité du monde ?"

> "Penser « écosystème » doit transformer la manière dont nous coopérons"

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Solène Manouvrier
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December 12, 2019

La start-up est-elle contre nature ?

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Solène Manouvrier
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ANALYSE. Qu’est-ce qu’innover aujourd’hui ? Monter une start-up ou devenir permaculteur ? Que nous apprennent les start-ups et la nature sur nos modèles d’innovation ? Analyser ces écosystèmes, c’est interroger nos rapports à l’hypercroissance et à la décroissance, à l’endogamie et à la biodiversité, à la territorialité et à la mondialisation… C’est entrevoir de nouvelles formes et dynamiques d’innovation pour demain, des modèles hybrides de start-ups au naturel.

Si les start-ups et la nature ont leurs écosystèmes, c’est-à-dire un ensemble d’organismes ou d’organisations en interaction, ils sont bien différents. Une start-up aujourd’hui se construit dans le fantasme d’une hypercroissance et d’une domination de son marché. La faune ou la flore, ne cherchant que leur survie et leur reproduction, préservent leur environnement pour qu’il perdure, sans chercher à le dominer.

Entre hypercroissance et équilibres naturels

Dans l’univers start-up, il s’agit de démarrer (« start ») vite (« up ») pour être le premier - et le seul - à remplir une niche. En trois ans, il faut démontrer sa capacité à générer de l’argent. Le revers de la médaille, c’est que sur dix investissements, sept start-ups vont s’effondrer, deux vont vivoter et une va s’envoler. Cette recherche de performance rapide et élevée, qui exclut de fait la durabilité, devient un mécanisme de destruction continue dont seuls les plus solides sortent indemnes. Dans la nature, c’est tout l’inverse.

“C'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants.”

Comme l’explique la biologiste Cléa Bauvais, chaque espèce a un nombre limité d'individus et d'interactions dans un écosystème donné. Dès qu’une espèce devient prédominante, le système se dérègle. Le prédateur qui a éradiqué ses proies peut lui-même être voué à disparaître. C’est ce qu’illustre Emmanuel Delannoy, spécialiste de perma-économie, en évoquant ces explorateurs des îles du détroit de Béring qui découvrent une immense quantité de squelettes de rennes jonchant le sol, sans comprendre pourquoi. En fait, ces rennes sont arrivés sur l’île un peu par hasard, et ont prospéré de façon exponentielle car ils n’avaient pas de prédateurs. Ils ont progressivement manqué de nourriture et se sont tous éteints. Cette histoire nous enseigne que c'est la richesse et l’harmonie de l'écosystème qui fait grandir ses ressortissants et non la captation des ressources par une poignée d’individus. Le maillage, et la répétition des interactions, à une échelle très locale, donnent toute sa force à l’écosystème.


Qu’est-ce qu’un “écosystème” ? 

Comme le rappelle Cléa Bauvais, les écosystèmes sont des organismes, des flux d'information, de matière et d'énergie qui se combinent pour créer une sorte de métastructure. Ces organismes sont en interaction avec leur environnement mais surtout entre eux. Ils forment une mosaïque d’interdépendances, dans laquelle il n'y a pas un individu qui prédomine sur les autres et qui tue l'ensemble de la chaîne. Aujourd’hui, on utilise ce mot à l’envie, sans cadre, alors qu’un écosystème reste bien spécifique et borné géographiquement, comme le souligne Alain Renaudin, expert en biomimétisme. Par exemple, le marais poitevin forme un écosystème bien précis, délimité par  des frontières claires. Il a une harmonie qui lui est propre.

“La mondialisation standardisée n’existe pas dans la nature.”

Un autre aspect de ce dogme d’hypercroissance des start-ups, c’est la conquête de marchés internationaux. Dans le vivant, seul l’environnement local compte. Il permet de s’approvisionner en matériaux pour construire son habitat, en partenaires sexuels pour se reproduire, en ressources pour se nourrir. Tout cela dans l’idée de transmettre ses gènes et par là-même de perpétuer l’espèce… “On n’a jamais vu un castor faire 2000 km pour aller chercher son bois”, comme le souligne Alain Renaudin. La mondialisation, tout comme la standardisation, n’existent pas dans la nature.


Le règne de l’endogamie

Une autre différence entre start-ups et nature, c’est l’endogamie des premières et la richesse de la diversité de la seconde. L’expérience d’Alexandre Mézard dans l’univers start-up confirme cela. “A la station F on peut constater une forme de clonage. On a tous les mêmes metrics en tête et on utilise les mêmes outils en vase clos. On vient souvent des mêmes écoles, des mêmes milieux et on développe une culture hors sol”. A l’inverse, dans la nature, plus l’écosystème est varié, plus il prospère. Pour Alain Renaudin, les écotones, des zones de chevauchement entre plusieurs écosystèmes, en sont un bon exemple. Dans ces environnements, comme les estuaires par exemple, la rencontre de différents écosystèmes, donc de leurs espèces, crée encore plus de biodiversité et de richesse.

A quoi fait-on référence lorsque l’on parle de “nature” ? 

Longtemps définie par opposition à la culture, cette dernière étant intimement liée à l’homme, la nature se définit davantage aujourd’hui en référence au vivant, à la biosphère. Dans cette vision, la nature et l’homme font partie du même ensemble, du même biotope.

Pour Alain Renaudin, l’innovation naît dans nos écotones sociaux, ces espaces et personnes à la frontière entre plusieurs mondes et disciplines : entrepreneurs, académiques, industriels, scientifiques… Ce sont des zones de très grande richesse humaine et sociale, des zones de grande créativité et de résilience. L’exemple de l’invention du Shinkansen est assez parlante à cet égard. Le train à grande vitesse japonais est bio inspiré : son nez a été conçu par un ingénieur amateur d’ornithologie, sur le modèle de celui du martin pêcheur. Sans la capacité de ce chercheur à mêler les disciplines, à initier un dialogue entre ingénierie et biologie, cette innovation n’aurait pas vu le jour. 

Aujourd’hui, rares sont les start-ups qui se distinguent par de véritables innovations de rupture. Prenons l’exemple du Slip Français, fleuron des startups françaises. Pour Alexandre Mézard : “Utiliser des produits locaux et avoir sa chaîne de production en France, ce n’est pas de l’innovation de rupture... C’est du bon sens !” Et si l’endogamie était ce qui freinait la capacité des start-ups à innover de façon vraiment radicale ?


Start-up, vous avez-dit start-up ? 

Une start-up, c’est une jeune entreprise recherchant  l’hypercroissance. Mais c’est surtout un mythe, un ensemble de fantasmes - du (jeune) entrepreneur, de l’innovateur, du pionnier, de la “licorne”… A tel point qu’aujourd’hui, quiconque monte une entreprise - innovante ou pas - s'autoproclame start-up. Car dans l’imaginaire, cette étiquette n’a pas la même valeur que ce que véhicule le fait de monter une PME ou une association.

Passer de l’âge du cowboy à celui du permaculteur

Si la mixité n’est pas innée, chez les start-ups comme dans les sphères économiques, politiques et sociales, comment la cultiver ? Comment renforcer nos capacités à innover en créant des passerelles avec les écosystèmes que l’on ne côtoie pas ou peu car ils sont éloignés de nos métiers, de nos environnements sociaux et géographiques ? Pour Emmanuel Delannoy, cela passe par le fait de reprendre une posture d’écoute et d’attention au monde. Passer de l’âge du cowboy, de la maîtrise et de la conquête, à celui du permaculteur, de l’élève qui apprend. Ce n’est pas facile car nous ne sommes pas éduqués pour écouter l'autre. Mais selon lui, la clé, c’est bien d’intervenir aussi peu que possible afin de ne pas menacer l’équilibre des écosystèmes. Avec les meilleures intentions du monde, comme par exemple dans le cas de certaines opérations de réintroduction d'espèces là où l’écosystème n'est plus forcément prêt à les accueillir, on peut créer plus de dégâts que de bien. Les écosystèmes s'adaptent. Mais il faut surtout leur laisser du temps pour cela.

"L’innovation ne peut pas être une injonction"

Si l’on considère que l’innovation ne se décrète pas, mais qu’elle s’observe et se facilite, qui fera le meilleur permaculteur ? La plus grande ou la plus petite des structures ? A travers l’intrapreneuriat ou l’incubation, les grandes organisations ne cherchent-elles pas à retrouver des espaces de respiration, de la capacité d'écoute et d’attention que les plus petites structures ont a priori plus naturellement ?

Cette agilité est l’un des traits caractéristiques du vivant. Alain Renaudin cite l’exemple des poils sensoriels du grillon. Ces poils lui permettent de déceler le moindre filet d'air provoqué par l'arrivée d'un prédateur, notamment une araignée bien spécifique. Quand le poil détecte un danger, cela provoque une boucle neuronale de décision qui ordonne à la patte de s’activer, pour que le grillon s’envole. L’influx nerveux ne remonte pas jusqu'au cerveau pour qu’il décide. Tout est localisé au niveau de la patte. C’est l’hyperréactivité incarnée ! Mais si nature et adaptabilité font bon ménage, en est-il de même dans le monde des start-ups où l’agilité est le maître mot  ? 


L’agilité à l'épreuve du temps long de la nature 

Pour une start-up qui entend servir “le bien commun”, être agile, c’est aussi subir une hyper-fragmentation des tâches. C’est devoir pivoter très fréquemment. C’est risquer de perdre de vue son objectif, sa vision initiale. Car le seul indicateur qui compte dans cet univers économique, c’est la performance et la rentabilité. Alexandre Mézard raconte comment, après avoir fondé sa start-up, il a rapidement oublié son objectif initial sous la pression des échéances court-terme et le poids des indicateurs de performance. Comme le dit Jean-Louis Servan-Schreiber dans Trop vite ! :

“C’est comme si l'économie actuelle était un bolide qui irait de plus en plus vite, mais dont les phares éclaireraient de moins en moins loin.”

Face à ce phénomène d’accélération du temps et de perte de sens, il faut réintroduire du temps long et des convictions. Comme le remarque Cléa Bauvais, les grandes innovations ne sont pas arrivées du jour au lendemain. Elles succèdent à de nombreuses années de recherche. Ce qui est intéressant avec le bio-mimétisme, c'est de se donner le temps d'aller fouiller l'information, de comprendre, de mettre en regard plusieurs disciplines. C’est important pour donner du sens à ce que l’on fait et pour définir une direction.

Pour Alexandre Mézard, après l'ère de la dématérialisation, il faut retrouver un rapport au tangible, à la matière. Avoir des racines, re-spacialiser nos organisations et nos projets, se redonner des frontières collectives. Miser sur son écosystème local - son territoire, ses acteurs et ses interactions - pour répondre à ses défis, plutôt que de chercher des réponses ailleurs. Comme le souligne Alain Renaudin, c’est aussi trouver d’autres modèles économiques, qui ne reposent plus sur l’hypercroissance mais sur la résilience. C’est enfin proposer de nouveaux imaginaires dans notre relation au vivant humain et non-humain, et entrevoir la possibilité de fonder, demain, des start-ups au naturel.


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Cet article a été rédigé suite au débat “Start-ups VS écosystèmes naturels, quels modèles d’innovation pour demain ?” organisé par Ouishare le 27 novembre 2019 à l’occasion de la Semaine de l’innovation publique de la Délégation interministérielle de la transformation publique (DITP).

Intervenaient Cléa Bauvais (biologiste, Big Bang Project), Alexandre Mézard (fondateur de POI, start-up incubée à Station F et en thèse sur les biais cognitifs du numérique) Alain Renaudin (président de NewCorp Conseil et fondateur de Biomim'expo), Emmanuel Delannoy (fondateur de Pikaia). A la modération, Edwin Mootoosamy (Innovation & prospective @SNCF, Ouishare alumni).

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Solène Manouvrier
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