Magazine
December 2, 2022

Pour un devoir de prudence des économistes

Cet entretien s’est déroulé en deux parties. Retrouvez la partie 1 ici : La décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance

Tu prônes la décroissance. Quelles sont les critiques que tu adresses au système économique actuel ?

Timothée Parrique : Notre rapport à l’argent, dans le système actuel, me semble très problématique. Par exemple, je suis toujours frappé d’entendre qu’à la question “Comment vous sentiriez-vous si dans 20 ans vous aviez exactement la même somme sur votre compte en banque qu’aujourd’hui ?”, la majorité de mes étudiants répondaient “J’aurais loupé ma vie”. C’est comme si nos vies étaient régies par un axe invisible de développement personnel fondé sur la quantité d’euros qu’on arriverait à accumuler. De sorte que nous choisissons notre éducation et notre travail en fonction du baromètre des euros à gagner. Moi aussi en terminale, je comparais les différentes écoles et universités en fonction du salaire que touchaient les jeunes diplômés. Je me souviens d’ailleurs d’une conseillère d’orientation qui m’avait, après un entretien, recommandé le métier de directeur de casino…

En quoi ce rapport à l’argent change-t-il nos relations sociales ?

T. P. : Imaginez que vous commandez un gâteau au chocolat à 5€ dans un restaurant et qu’il se révèle horriblement mauvais. Vous allez vous plaindre et faire une scène car vous en voulez pour votre argent. Alors que si c’était votre voisin ou votre partenaire qui vous avait préparé ce gâteau, vous n'auriez probablement rien dit, par politesse. La rationalité économique peut vite devenir antisociale, à l’image de ces mots que l’on peut entendre parfois : « Je n’ai pas besoin de ramasser les crottes de mon chien car je paie des impôts pour ça »... Des mots de quelqu’un·e qui pense que l’incivilité s’achète et que l’impôt est un prix. Plus on marchandise, plus la rationalité économique s’invite dans notre vie de tous les jours, parfois au dépens d’une rationalité sociale et morale.    

Le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

La marchandisation du monde nuit au bien-être individuel et collectif. Pourtant, selon les tenants du capitalisme néolibéral, elle permet d’augmenter l’efficacité et la qualité des biens et des services. Qu’en penses-tu ?

T. P. : Notre économie actuelle repose sur l’hypothèse bancale selon laquelle les valeurs d'échange (les prix) sont corrélées aux valeurs d'usage (la valeur tirée de l’utilisation du bien ou du service). Cela fait écho à l’idée selon laquelle lorsque des gens achètent des biens, c’est qu’ils en ont toujours vraiment besoin. Mais il suffit d’observer notre système pour voir que cette hypothèse ne tient pas ! Commençons par noter que la théorie économique dominante assume que la publicité n’incite pas à l’achat, ce qui est absurde et empiriquement faux. La publicité crée des besoins artificiels pour booster les ventes, et donc les profits. J’ai du mal à croire que quiconque ait eu l’idée de conduire un SUV dans Paris sans le bombardement incessant de publicité sur le sujet.

Au-delà de la publicité, certains achats ne sont pas de véritables choix. Quand on cherche une crèche pour ses enfants et qu’il n’y a plus de place dans le public, on est contraint de payer un prix exorbitant dans le privé. Pareil si l’on tombe malade et que le seul médicament est vendu une fortune par un groupe pharmaceutique en situation de monopole. Le choix optimal consisterait au contraire à mettre ses enfants dans une crèche publique, coopérative ou autogérée, avec des prix bas et un fonctionnement plus convivial. Une entreprise à but lucratif cherche à maximiser ses profits en réduisant les coûts et en augmentant les prix. Dans des services de soin comme les crèches et les Ehpad, réduire les coûts, c’est-à-dire augmenter « l’efficacité » (qui n’est en fait qu’un autre mot pour lucrativité), c’est dégrader la qualité du service. Une dynamique très bien documentée dans Les fossoyeurs, l’enquête de Victor Castanet sur les dérives de la marchandisation des EHPAD.   

Cette situation est-elle inéluctable ? Pourrait-on faire autrement ? Et comment ?

T. P. : On pourrait tout à fait imaginer un système dans lequel personne ne pourrait s’enrichir de la situation de vulnérabilité des jeunes parents et des personnes âgées ; une économie où toutes les crèches et tous les Ehpad seraient des entités à but non lucratif, sur le modèle des services publics, des Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) de l’économie sociale et solidaire, ou d’un mix des deux. Certes le PIB baisserait, car aux yeux de la comptabilité nationale, les profits scandaleux de ces entreprises apparaissent comme de la « valeur ajoutée »,  mais les biens et services rendus seraient de meilleures qualités. On sacrifierait la lucrativité au profit de la convivialité. Logique que nous pourrions également appliquer à l’éducation, la culture, et à l’immobilier. L’expérience de l’immobilier social à Vienne, de la gratuité des transports au Luxembourg et dans une soixantaine de villes françaises, et de nombreuses autres initiatives devrait nous rassurer : le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Est-ce que décroissance veut nécessairement dire rationnement ?

T. P. : Économie veut nécessairement dire rationnement. Si vous n’avez pas accès à un jet privé, c’est parce qu’ils sont rationnés par les prix. Le rationnement peut prendre de multiples formes, monétarisées ou non. Les dons d’organes sont rationnés de manière non-monétaire, le logement social l’est partiellement (un système de queue pour accéder au logement et un loyer pour le payer), et les voitures de sport sont rationnées par les prix sans aucune autre limite. Derrière le gros mot du « rationnement », on trouve l’allocation, c’est-à-dire les protocoles sociaux qui déterminent qui consomme ce qui a été produit. C’est une fonction fondamentale que l’on retrouve (sous des formes différentes) dans toutes les économies.

Aujourd’hui, nous rationnons les émissions de gaz à effet de serre (c’est-à-dire l’accès au budget carbone national) par les prix avec une taxe carbone. Si vous êtes milliardaire, vous pouvez émettre autant que vous voulez (ou plutôt, autant que vous pouvez acheter). Ce système n’est ni juste ni efficace. Et si, pour changer, on organisait le marché du carbone comme on alloue les organes ? Plutôt que de l’organiser sur le mode du rationnement par le pouvoir d'achat - si tu es très riche tu peux émettre ce que tu veux - ne pourraient acheter du carbone que les personnes préalablement inscrites sur liste d’attente et prioritaires en fonction de différents critères. Il est faux de penser que la taxe carbone est l’unique outil pour décarboner l’économie. Il en existe beaucoup d’autres, comme la « Carte du carbone » et le système des « Tradable Energy Quotas », et sûrement encore plus à inventer.

Pourquoi est-il si difficile de changer de système ?

T. P. : Nous sommes complètement perdus, égarés par des mythes économiques qui ont la peau dure. Par exemple, quand j'entends dire que la transition écologique va créer de l'emploi, je suis ahuri ! Depuis quand le but de l'économie est-il de créer de l'emploi ? Le but de l'économie, normalement, c’est d’économiser les ressources, à commencer par le travail. Le véritable progrès est celui qui nous permet de satisfaire nos besoins avec le moins de travail possible.  Il y a peu de sens à dire qu'une économie doit créer de l'emploi sans même parler de la qualité de ces emplois et de la nécessité des produits créés. Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve l’optimisme des économistes pro-croissance verte quasi-criminel.

Même chose avec le PIB, que l’on continue de vénérer comme l’indicateur de prospérité par excellence. Sauf que le PIB n’est qu’un indicateur de vitesse, sorte de podomètre monétaire. Il nous dit la vitesse à laquelle l’économie tourne (et encore, seulement une partie), mais nous ne dit pas dans quelle direction elle va, et encore moins où elle devrait aller. Définir un modèle de développement autour de la maximisation du PIB serait aussi absurde que d’évaluer le bonheur en nombre de pas. Vous avez beau beaucoup marcher, si vous tournez en rond, vous n’avancez pas.   

On continue avec l’inflation dont on parle toujours sans discuter des inégalités et de la manière dont les prix se forment dans une économie organisée par des entreprises à but lucratif. Demandez à un économiste néoclassique ce qu’il faut faire pour lutter contre l’inflation, il vous dira qu’il faut faire augmenter le chômage. C’est débile (et dangereux) ! Il est temps de révéler l'incapacité des modèles néoclassiques à résoudre les crises que nous traversons et de commencer à sérieusement réfléchir sur la vision que nous avons de l’économie.

Est-ce à dire que les scientifiques manquent de rigueur…scientifique ?

T. P. : Oui. J’ai débattu un paquet d’économistes sur le sujet de la croissance verte et leur plaidoyer n’allait jamais très loin (regardez Jason Hickel débattre avec Sam Fankhauser, l’un des économistes les plus réputés sur la croissance verte, et faites-vous votre propre avis). Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve leur optimisme (terme poli pour une foi aveugle dans le progrès) quasi-criminel. Le monde brûle dans la réalité et ces économistes pro-croissance défendent ce business-as-usual qui jette de l’huile sur le feu. Je ne serais d’ailleurs pas étonné si dans 30 ans, lorsqu’on vivra dans un monde à +3°C et qu'on aura perdu une partie de l'humanité et détruit la plupart des espèces, on attribuera aux penseurs de la croissance verte la même responsabilité que l’on rejette aujourd’hui sur ces médecins qui il fut un temps expliquaient que fumer ne nuisait pas à la santé. Des hommes (pour la plupart), qui étaient grassement payés pour s'asseoir dans des fauteuils à l'université et débattre sans rigueur, sans chiffres, sans rien, pour affirmer que la technologie allait nous sauver.

Aujourd'hui j'ai envie de hausser le ton, parce qu’il est question de vie ou de mort. Les économistes doivent prendre leurs responsabilités et assumer leur devoir de prudence intellectuelle. Simon Kuznets lui-même, celui qui a inventé le PIB, expliquait dans son article sur le ruissellement que sa théorie est basée sur « 5 % de données empiriques et sur 95 % de spéculation, éventuellement teintées d’illusions ». Et donc, qu’il faut la prendre avec des pincettes (soixante ans plus tard, nous savons avec certitude que la théorie du ruissellement ne tient pas l’épreuve des chiffres). Aujourd’hui, la plupart des économistes qui défendent la croissance verte l’affirment haut et fort, avec un ton de supériorité scientifique : «Oui, nous pouvons concilier croissance économique et soutenabilité ! ». Mais lorsque l’on regarde les chiffres, les théories, et les modèles, on se rend vite compte que l’argument est creux...

____

Économiste et chercheur à la School of Economics and Management de l’Université de Lund en Suède, Timothée Parrique a réalisé une thèse (“The political economy of degrowth”, 2019) avant de rédiger Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, 2022).

____

Sur le même sujet :

> Entretien avec Jérémy Désir : Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel

> Entretien avec Eloi Laurent : La “raison économique” est-elle devenue irrationnelle ?

> Entretien avec Flore Berlingen : Faut-il se réjouir de l'interdiction de destruction des invendus ?

Pour un devoir de prudence des économistes

by 
Solène Manouvrier & Clothilde Sauvages
Magazine
December 2, 2022
Pour un devoir de prudence des économistes
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ENTRETIEN avec Timothée Parrique. Partie 2. Dans un précédent entretien, l’auteur de l’ouvrage Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (paru aux éditions Seuil) revenait sur le concept de la décroissance et sa mobilisation dans le champ politique. Dans cet entretien, il s’intéresse plus particulièrement au système économique actuel, à ses failles, et au rôle des économistes “experts” dans la perpétuation de certains mythes…

Cet entretien s’est déroulé en deux parties. Retrouvez la partie 1 ici : La décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance

Tu prônes la décroissance. Quelles sont les critiques que tu adresses au système économique actuel ?

Timothée Parrique : Notre rapport à l’argent, dans le système actuel, me semble très problématique. Par exemple, je suis toujours frappé d’entendre qu’à la question “Comment vous sentiriez-vous si dans 20 ans vous aviez exactement la même somme sur votre compte en banque qu’aujourd’hui ?”, la majorité de mes étudiants répondaient “J’aurais loupé ma vie”. C’est comme si nos vies étaient régies par un axe invisible de développement personnel fondé sur la quantité d’euros qu’on arriverait à accumuler. De sorte que nous choisissons notre éducation et notre travail en fonction du baromètre des euros à gagner. Moi aussi en terminale, je comparais les différentes écoles et universités en fonction du salaire que touchaient les jeunes diplômés. Je me souviens d’ailleurs d’une conseillère d’orientation qui m’avait, après un entretien, recommandé le métier de directeur de casino…

En quoi ce rapport à l’argent change-t-il nos relations sociales ?

T. P. : Imaginez que vous commandez un gâteau au chocolat à 5€ dans un restaurant et qu’il se révèle horriblement mauvais. Vous allez vous plaindre et faire une scène car vous en voulez pour votre argent. Alors que si c’était votre voisin ou votre partenaire qui vous avait préparé ce gâteau, vous n'auriez probablement rien dit, par politesse. La rationalité économique peut vite devenir antisociale, à l’image de ces mots que l’on peut entendre parfois : « Je n’ai pas besoin de ramasser les crottes de mon chien car je paie des impôts pour ça »... Des mots de quelqu’un·e qui pense que l’incivilité s’achète et que l’impôt est un prix. Plus on marchandise, plus la rationalité économique s’invite dans notre vie de tous les jours, parfois au dépens d’une rationalité sociale et morale.    

Le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

La marchandisation du monde nuit au bien-être individuel et collectif. Pourtant, selon les tenants du capitalisme néolibéral, elle permet d’augmenter l’efficacité et la qualité des biens et des services. Qu’en penses-tu ?

T. P. : Notre économie actuelle repose sur l’hypothèse bancale selon laquelle les valeurs d'échange (les prix) sont corrélées aux valeurs d'usage (la valeur tirée de l’utilisation du bien ou du service). Cela fait écho à l’idée selon laquelle lorsque des gens achètent des biens, c’est qu’ils en ont toujours vraiment besoin. Mais il suffit d’observer notre système pour voir que cette hypothèse ne tient pas ! Commençons par noter que la théorie économique dominante assume que la publicité n’incite pas à l’achat, ce qui est absurde et empiriquement faux. La publicité crée des besoins artificiels pour booster les ventes, et donc les profits. J’ai du mal à croire que quiconque ait eu l’idée de conduire un SUV dans Paris sans le bombardement incessant de publicité sur le sujet.

Au-delà de la publicité, certains achats ne sont pas de véritables choix. Quand on cherche une crèche pour ses enfants et qu’il n’y a plus de place dans le public, on est contraint de payer un prix exorbitant dans le privé. Pareil si l’on tombe malade et que le seul médicament est vendu une fortune par un groupe pharmaceutique en situation de monopole. Le choix optimal consisterait au contraire à mettre ses enfants dans une crèche publique, coopérative ou autogérée, avec des prix bas et un fonctionnement plus convivial. Une entreprise à but lucratif cherche à maximiser ses profits en réduisant les coûts et en augmentant les prix. Dans des services de soin comme les crèches et les Ehpad, réduire les coûts, c’est-à-dire augmenter « l’efficacité » (qui n’est en fait qu’un autre mot pour lucrativité), c’est dégrader la qualité du service. Une dynamique très bien documentée dans Les fossoyeurs, l’enquête de Victor Castanet sur les dérives de la marchandisation des EHPAD.   

Cette situation est-elle inéluctable ? Pourrait-on faire autrement ? Et comment ?

T. P. : On pourrait tout à fait imaginer un système dans lequel personne ne pourrait s’enrichir de la situation de vulnérabilité des jeunes parents et des personnes âgées ; une économie où toutes les crèches et tous les Ehpad seraient des entités à but non lucratif, sur le modèle des services publics, des Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) de l’économie sociale et solidaire, ou d’un mix des deux. Certes le PIB baisserait, car aux yeux de la comptabilité nationale, les profits scandaleux de ces entreprises apparaissent comme de la « valeur ajoutée »,  mais les biens et services rendus seraient de meilleures qualités. On sacrifierait la lucrativité au profit de la convivialité. Logique que nous pourrions également appliquer à l’éducation, la culture, et à l’immobilier. L’expérience de l’immobilier social à Vienne, de la gratuité des transports au Luxembourg et dans une soixantaine de villes françaises, et de nombreuses autres initiatives devrait nous rassurer : le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Est-ce que décroissance veut nécessairement dire rationnement ?

T. P. : Économie veut nécessairement dire rationnement. Si vous n’avez pas accès à un jet privé, c’est parce qu’ils sont rationnés par les prix. Le rationnement peut prendre de multiples formes, monétarisées ou non. Les dons d’organes sont rationnés de manière non-monétaire, le logement social l’est partiellement (un système de queue pour accéder au logement et un loyer pour le payer), et les voitures de sport sont rationnées par les prix sans aucune autre limite. Derrière le gros mot du « rationnement », on trouve l’allocation, c’est-à-dire les protocoles sociaux qui déterminent qui consomme ce qui a été produit. C’est une fonction fondamentale que l’on retrouve (sous des formes différentes) dans toutes les économies.

Aujourd’hui, nous rationnons les émissions de gaz à effet de serre (c’est-à-dire l’accès au budget carbone national) par les prix avec une taxe carbone. Si vous êtes milliardaire, vous pouvez émettre autant que vous voulez (ou plutôt, autant que vous pouvez acheter). Ce système n’est ni juste ni efficace. Et si, pour changer, on organisait le marché du carbone comme on alloue les organes ? Plutôt que de l’organiser sur le mode du rationnement par le pouvoir d'achat - si tu es très riche tu peux émettre ce que tu veux - ne pourraient acheter du carbone que les personnes préalablement inscrites sur liste d’attente et prioritaires en fonction de différents critères. Il est faux de penser que la taxe carbone est l’unique outil pour décarboner l’économie. Il en existe beaucoup d’autres, comme la « Carte du carbone » et le système des « Tradable Energy Quotas », et sûrement encore plus à inventer.

Pourquoi est-il si difficile de changer de système ?

T. P. : Nous sommes complètement perdus, égarés par des mythes économiques qui ont la peau dure. Par exemple, quand j'entends dire que la transition écologique va créer de l'emploi, je suis ahuri ! Depuis quand le but de l'économie est-il de créer de l'emploi ? Le but de l'économie, normalement, c’est d’économiser les ressources, à commencer par le travail. Le véritable progrès est celui qui nous permet de satisfaire nos besoins avec le moins de travail possible.  Il y a peu de sens à dire qu'une économie doit créer de l'emploi sans même parler de la qualité de ces emplois et de la nécessité des produits créés. Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve l’optimisme des économistes pro-croissance verte quasi-criminel.

Même chose avec le PIB, que l’on continue de vénérer comme l’indicateur de prospérité par excellence. Sauf que le PIB n’est qu’un indicateur de vitesse, sorte de podomètre monétaire. Il nous dit la vitesse à laquelle l’économie tourne (et encore, seulement une partie), mais nous ne dit pas dans quelle direction elle va, et encore moins où elle devrait aller. Définir un modèle de développement autour de la maximisation du PIB serait aussi absurde que d’évaluer le bonheur en nombre de pas. Vous avez beau beaucoup marcher, si vous tournez en rond, vous n’avancez pas.   

On continue avec l’inflation dont on parle toujours sans discuter des inégalités et de la manière dont les prix se forment dans une économie organisée par des entreprises à but lucratif. Demandez à un économiste néoclassique ce qu’il faut faire pour lutter contre l’inflation, il vous dira qu’il faut faire augmenter le chômage. C’est débile (et dangereux) ! Il est temps de révéler l'incapacité des modèles néoclassiques à résoudre les crises que nous traversons et de commencer à sérieusement réfléchir sur la vision que nous avons de l’économie.

Est-ce à dire que les scientifiques manquent de rigueur…scientifique ?

T. P. : Oui. J’ai débattu un paquet d’économistes sur le sujet de la croissance verte et leur plaidoyer n’allait jamais très loin (regardez Jason Hickel débattre avec Sam Fankhauser, l’un des économistes les plus réputés sur la croissance verte, et faites-vous votre propre avis). Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve leur optimisme (terme poli pour une foi aveugle dans le progrès) quasi-criminel. Le monde brûle dans la réalité et ces économistes pro-croissance défendent ce business-as-usual qui jette de l’huile sur le feu. Je ne serais d’ailleurs pas étonné si dans 30 ans, lorsqu’on vivra dans un monde à +3°C et qu'on aura perdu une partie de l'humanité et détruit la plupart des espèces, on attribuera aux penseurs de la croissance verte la même responsabilité que l’on rejette aujourd’hui sur ces médecins qui il fut un temps expliquaient que fumer ne nuisait pas à la santé. Des hommes (pour la plupart), qui étaient grassement payés pour s'asseoir dans des fauteuils à l'université et débattre sans rigueur, sans chiffres, sans rien, pour affirmer que la technologie allait nous sauver.

Aujourd'hui j'ai envie de hausser le ton, parce qu’il est question de vie ou de mort. Les économistes doivent prendre leurs responsabilités et assumer leur devoir de prudence intellectuelle. Simon Kuznets lui-même, celui qui a inventé le PIB, expliquait dans son article sur le ruissellement que sa théorie est basée sur « 5 % de données empiriques et sur 95 % de spéculation, éventuellement teintées d’illusions ». Et donc, qu’il faut la prendre avec des pincettes (soixante ans plus tard, nous savons avec certitude que la théorie du ruissellement ne tient pas l’épreuve des chiffres). Aujourd’hui, la plupart des économistes qui défendent la croissance verte l’affirment haut et fort, avec un ton de supériorité scientifique : «Oui, nous pouvons concilier croissance économique et soutenabilité ! ». Mais lorsque l’on regarde les chiffres, les théories, et les modèles, on se rend vite compte que l’argument est creux...

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Économiste et chercheur à la School of Economics and Management de l’Université de Lund en Suède, Timothée Parrique a réalisé une thèse (“The political economy of degrowth”, 2019) avant de rédiger Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, 2022).

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Sur le même sujet :

> Entretien avec Jérémy Désir : Apprendre à vivre sans le monde capitaliste et industriel

> Entretien avec Eloi Laurent : La “raison économique” est-elle devenue irrationnelle ?

> Entretien avec Flore Berlingen : Faut-il se réjouir de l'interdiction de destruction des invendus ?

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Solène Manouvrier & Clothilde Sauvages
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December 2, 2022

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ENTRETIEN avec Timothée Parrique. Partie 2. Dans un précédent entretien, l’auteur de l’ouvrage Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (paru aux éditions Seuil) revenait sur le concept de la décroissance et sa mobilisation dans le champ politique. Dans cet entretien, il s’intéresse plus particulièrement au système économique actuel, à ses failles, et au rôle des économistes “experts” dans la perpétuation de certains mythes…

Cet entretien s’est déroulé en deux parties. Retrouvez la partie 1 ici : La décroissance n’est pas plus idéologique que la croissance

Tu prônes la décroissance. Quelles sont les critiques que tu adresses au système économique actuel ?

Timothée Parrique : Notre rapport à l’argent, dans le système actuel, me semble très problématique. Par exemple, je suis toujours frappé d’entendre qu’à la question “Comment vous sentiriez-vous si dans 20 ans vous aviez exactement la même somme sur votre compte en banque qu’aujourd’hui ?”, la majorité de mes étudiants répondaient “J’aurais loupé ma vie”. C’est comme si nos vies étaient régies par un axe invisible de développement personnel fondé sur la quantité d’euros qu’on arriverait à accumuler. De sorte que nous choisissons notre éducation et notre travail en fonction du baromètre des euros à gagner. Moi aussi en terminale, je comparais les différentes écoles et universités en fonction du salaire que touchaient les jeunes diplômés. Je me souviens d’ailleurs d’une conseillère d’orientation qui m’avait, après un entretien, recommandé le métier de directeur de casino…

En quoi ce rapport à l’argent change-t-il nos relations sociales ?

T. P. : Imaginez que vous commandez un gâteau au chocolat à 5€ dans un restaurant et qu’il se révèle horriblement mauvais. Vous allez vous plaindre et faire une scène car vous en voulez pour votre argent. Alors que si c’était votre voisin ou votre partenaire qui vous avait préparé ce gâteau, vous n'auriez probablement rien dit, par politesse. La rationalité économique peut vite devenir antisociale, à l’image de ces mots que l’on peut entendre parfois : « Je n’ai pas besoin de ramasser les crottes de mon chien car je paie des impôts pour ça »... Des mots de quelqu’un·e qui pense que l’incivilité s’achète et que l’impôt est un prix. Plus on marchandise, plus la rationalité économique s’invite dans notre vie de tous les jours, parfois au dépens d’une rationalité sociale et morale.    

Le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

La marchandisation du monde nuit au bien-être individuel et collectif. Pourtant, selon les tenants du capitalisme néolibéral, elle permet d’augmenter l’efficacité et la qualité des biens et des services. Qu’en penses-tu ?

T. P. : Notre économie actuelle repose sur l’hypothèse bancale selon laquelle les valeurs d'échange (les prix) sont corrélées aux valeurs d'usage (la valeur tirée de l’utilisation du bien ou du service). Cela fait écho à l’idée selon laquelle lorsque des gens achètent des biens, c’est qu’ils en ont toujours vraiment besoin. Mais il suffit d’observer notre système pour voir que cette hypothèse ne tient pas ! Commençons par noter que la théorie économique dominante assume que la publicité n’incite pas à l’achat, ce qui est absurde et empiriquement faux. La publicité crée des besoins artificiels pour booster les ventes, et donc les profits. J’ai du mal à croire que quiconque ait eu l’idée de conduire un SUV dans Paris sans le bombardement incessant de publicité sur le sujet.

Au-delà de la publicité, certains achats ne sont pas de véritables choix. Quand on cherche une crèche pour ses enfants et qu’il n’y a plus de place dans le public, on est contraint de payer un prix exorbitant dans le privé. Pareil si l’on tombe malade et que le seul médicament est vendu une fortune par un groupe pharmaceutique en situation de monopole. Le choix optimal consisterait au contraire à mettre ses enfants dans une crèche publique, coopérative ou autogérée, avec des prix bas et un fonctionnement plus convivial. Une entreprise à but lucratif cherche à maximiser ses profits en réduisant les coûts et en augmentant les prix. Dans des services de soin comme les crèches et les Ehpad, réduire les coûts, c’est-à-dire augmenter « l’efficacité » (qui n’est en fait qu’un autre mot pour lucrativité), c’est dégrader la qualité du service. Une dynamique très bien documentée dans Les fossoyeurs, l’enquête de Victor Castanet sur les dérives de la marchandisation des EHPAD.   

Cette situation est-elle inéluctable ? Pourrait-on faire autrement ? Et comment ?

T. P. : On pourrait tout à fait imaginer un système dans lequel personne ne pourrait s’enrichir de la situation de vulnérabilité des jeunes parents et des personnes âgées ; une économie où toutes les crèches et tous les Ehpad seraient des entités à but non lucratif, sur le modèle des services publics, des Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) de l’économie sociale et solidaire, ou d’un mix des deux. Certes le PIB baisserait, car aux yeux de la comptabilité nationale, les profits scandaleux de ces entreprises apparaissent comme de la « valeur ajoutée »,  mais les biens et services rendus seraient de meilleures qualités. On sacrifierait la lucrativité au profit de la convivialité. Logique que nous pourrions également appliquer à l’éducation, la culture, et à l’immobilier. L’expérience de l’immobilier social à Vienne, de la gratuité des transports au Luxembourg et dans une soixantaine de villes françaises, et de nombreuses autres initiatives devrait nous rassurer : le capitalisme assoiffé de croissance n’est pas la seule manière d’organiser l’économie.

Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Est-ce que décroissance veut nécessairement dire rationnement ?

T. P. : Économie veut nécessairement dire rationnement. Si vous n’avez pas accès à un jet privé, c’est parce qu’ils sont rationnés par les prix. Le rationnement peut prendre de multiples formes, monétarisées ou non. Les dons d’organes sont rationnés de manière non-monétaire, le logement social l’est partiellement (un système de queue pour accéder au logement et un loyer pour le payer), et les voitures de sport sont rationnées par les prix sans aucune autre limite. Derrière le gros mot du « rationnement », on trouve l’allocation, c’est-à-dire les protocoles sociaux qui déterminent qui consomme ce qui a été produit. C’est une fonction fondamentale que l’on retrouve (sous des formes différentes) dans toutes les économies.

Aujourd’hui, nous rationnons les émissions de gaz à effet de serre (c’est-à-dire l’accès au budget carbone national) par les prix avec une taxe carbone. Si vous êtes milliardaire, vous pouvez émettre autant que vous voulez (ou plutôt, autant que vous pouvez acheter). Ce système n’est ni juste ni efficace. Et si, pour changer, on organisait le marché du carbone comme on alloue les organes ? Plutôt que de l’organiser sur le mode du rationnement par le pouvoir d'achat - si tu es très riche tu peux émettre ce que tu veux - ne pourraient acheter du carbone que les personnes préalablement inscrites sur liste d’attente et prioritaires en fonction de différents critères. Il est faux de penser que la taxe carbone est l’unique outil pour décarboner l’économie. Il en existe beaucoup d’autres, comme la « Carte du carbone » et le système des « Tradable Energy Quotas », et sûrement encore plus à inventer.

Pourquoi est-il si difficile de changer de système ?

T. P. : Nous sommes complètement perdus, égarés par des mythes économiques qui ont la peau dure. Par exemple, quand j'entends dire que la transition écologique va créer de l'emploi, je suis ahuri ! Depuis quand le but de l'économie est-il de créer de l'emploi ? Le but de l'économie, normalement, c’est d’économiser les ressources, à commencer par le travail. Le véritable progrès est celui qui nous permet de satisfaire nos besoins avec le moins de travail possible.  Il y a peu de sens à dire qu'une économie doit créer de l'emploi sans même parler de la qualité de ces emplois et de la nécessité des produits créés. Comme disait John Maynard Keynes, s’il l’on voulait garantir le plein-emploi, il suffirait d’employer la moitié de la population à creuser des trous et l’autre à les reboucher.

Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve l’optimisme des économistes pro-croissance verte quasi-criminel.

Même chose avec le PIB, que l’on continue de vénérer comme l’indicateur de prospérité par excellence. Sauf que le PIB n’est qu’un indicateur de vitesse, sorte de podomètre monétaire. Il nous dit la vitesse à laquelle l’économie tourne (et encore, seulement une partie), mais nous ne dit pas dans quelle direction elle va, et encore moins où elle devrait aller. Définir un modèle de développement autour de la maximisation du PIB serait aussi absurde que d’évaluer le bonheur en nombre de pas. Vous avez beau beaucoup marcher, si vous tournez en rond, vous n’avancez pas.   

On continue avec l’inflation dont on parle toujours sans discuter des inégalités et de la manière dont les prix se forment dans une économie organisée par des entreprises à but lucratif. Demandez à un économiste néoclassique ce qu’il faut faire pour lutter contre l’inflation, il vous dira qu’il faut faire augmenter le chômage. C’est débile (et dangereux) ! Il est temps de révéler l'incapacité des modèles néoclassiques à résoudre les crises que nous traversons et de commencer à sérieusement réfléchir sur la vision que nous avons de l’économie.

Est-ce à dire que les scientifiques manquent de rigueur…scientifique ?

T. P. : Oui. J’ai débattu un paquet d’économistes sur le sujet de la croissance verte et leur plaidoyer n’allait jamais très loin (regardez Jason Hickel débattre avec Sam Fankhauser, l’un des économistes les plus réputés sur la croissance verte, et faites-vous votre propre avis). Dans une situation avec un tel degré d’incertitude et de risques, je trouve leur optimisme (terme poli pour une foi aveugle dans le progrès) quasi-criminel. Le monde brûle dans la réalité et ces économistes pro-croissance défendent ce business-as-usual qui jette de l’huile sur le feu. Je ne serais d’ailleurs pas étonné si dans 30 ans, lorsqu’on vivra dans un monde à +3°C et qu'on aura perdu une partie de l'humanité et détruit la plupart des espèces, on attribuera aux penseurs de la croissance verte la même responsabilité que l’on rejette aujourd’hui sur ces médecins qui il fut un temps expliquaient que fumer ne nuisait pas à la santé. Des hommes (pour la plupart), qui étaient grassement payés pour s'asseoir dans des fauteuils à l'université et débattre sans rigueur, sans chiffres, sans rien, pour affirmer que la technologie allait nous sauver.

Aujourd'hui j'ai envie de hausser le ton, parce qu’il est question de vie ou de mort. Les économistes doivent prendre leurs responsabilités et assumer leur devoir de prudence intellectuelle. Simon Kuznets lui-même, celui qui a inventé le PIB, expliquait dans son article sur le ruissellement que sa théorie est basée sur « 5 % de données empiriques et sur 95 % de spéculation, éventuellement teintées d’illusions ». Et donc, qu’il faut la prendre avec des pincettes (soixante ans plus tard, nous savons avec certitude que la théorie du ruissellement ne tient pas l’épreuve des chiffres). Aujourd’hui, la plupart des économistes qui défendent la croissance verte l’affirment haut et fort, avec un ton de supériorité scientifique : «Oui, nous pouvons concilier croissance économique et soutenabilité ! ». Mais lorsque l’on regarde les chiffres, les théories, et les modèles, on se rend vite compte que l’argument est creux...

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Économiste et chercheur à la School of Economics and Management de l’Université de Lund en Suède, Timothée Parrique a réalisé une thèse (“The political economy of degrowth”, 2019) avant de rédiger Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, 2022).

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Solène Manouvrier & Clothilde Sauvages
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