Case #
2022.02
Au-delà d’une image réductrice des quartiers, valoriser les savoir-faire de leurs habitant-es
A partir du mois de mai 2021, nous avons accompagné la métropole du Grand Besançon et le rectorat de Besançon à lancer une chaîne de tutoriels réalisés par et pour les habitant-es du quartier de Planoise à Besançon. L’idée ? Promouvoir une image nouvelle de ce quartier surtout médiatisé pour ses tensions, en permettant aux Planoisien-nes de mettre en valeur leurs talents, mais aussi faciliter la transmission intergénérationnelle de savoirs. Six mois plus tard, "Planoise a des talents" a révélé tout à la fois le potentiel et les difficultés que rencontre ce type d'initiative.
Voitures brûlées, trafic d’armes et de drogues : battre en brèche une image unique et réductrice de Planoise
Au commencement se trouve une lassitude. Une impuissance mêlée de colère face au refrain inlassablement entonné par les médias pour parler de ce quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) au sud-ouest de Besançon.
Il suffit, pour s’en rendre compte, de saisir “Planoise” dans un moteur de recherche et de parcourir les titres des articles les plus récents. Faites l’expérience. Au 9 décembre 2021, par exemple, voilà à quoi ressemblaient les premiers résultats : Besançon. Deux acteurs d'un point de deal de Planoise (L’Est Républicain), Saisie de cannabis et de cocaïne au quartier Planoise (France Bleu), Besançon. Planoise : deux cambrioleurs présumés arrêtés (France Bleu), Un jeune légèrement blessé après une altercation à Planoise (L’Est Républicain). Comment ne pas comprendre ce sentiment de lassitude face à une vision si manifestement étroite du quartier ?
En miroir de cette lassitude, une opportunité : celle des pratiques numériques émergentes. Dans le cadre du projet “Planoise, quartier d’excellence numérique” porté par le Grand Besançon, Ouishare réalise en 2019, avec l’appui du rectorat, une enquête sur le potentiel éducatif des outils et pratiques numériques à Planoise. Au terme de plusieurs mois d’entretiens avec une pluralité d’acteur-ices de Planoise, nous identifions un medium intergénérationnel et pédagogique : les tutoriels vidéo.
Deux ans plus tard, le Grand Besançon et le rectorat souhaitent expérimenter une chaîne de tutoriels faits par et pour les Planoisien-nes et permettant de valoriser leurs savoir-faire et savoir-être. A terme, les commanditaires espèrent valoriser l’image du quartier et l’estime de soi des habitant-es en misant sur les liens intergénérationnels. En outre, il est question de fluidifier la coopération entre les différents acteur-ices de l’éducation à Planoise : professeur-es, animateur-ices et responsables associatifs, parents, élèves, services de la ville, etc.
Pendant les six mois de cette mission, nous procédons par étapes. Pour commencer, nous identifions les différentes parties prenantes de Planoise qui agissent sur les thématiques de l’éducation et/ou du numérique, en lien avec les habitant-es : la maison de quartier Nelson Mandela, les établissements scolaires, les structures associatives comme les Francas, etc. Au total, plus d’une quarantaine de personnes sont contactées. Nous récoltons ensuite, à travers une salve d’entretiens, les réactions, besoins et suggestions de chacun-e à propos de cette chaîne de tutoriels. Soucieux-ses de ne pas bâtir un projet hors-sol, nous lançons très vite le tournage des premières vidéos tutoriels avec des habitant-es du quartier. Des ateliers de tournage et de montage de vidéos sont animés auprès de jeunes collégien-nes et lycéen-nes, mais aussi auprès d’enfants des Francas ou de la Maison de quartier. Pour motiver les habitant-es au-delà de nos ateliers, nous organisons un concours de tutoriels et mettons en jeu plusieurs prix.
Le 15 octobre, nous organisons donc une soirée de remise des prix. Nous sommes un vendredi, il est 18 heures. Plus de cinquante parents, jeunes, acteur-ices du quartier et élu-es se réunissent dans la grande salle polyvalente du collège Diderot pour clôturer le concours Planoise a des talents. Ils et elles ont choisi de consacrer leur vendredi soir à la célébration de la créativité et de la pédagogie des vidéos réalisées par les réalisateur-ices en herbe. Les prix remis et le buffet font des heureux-ses. Une élue de la ville de Besançon nous confie, à la fin de la soirée : “Cette cérémonie est la manifestation de la politique pour laquelle je m’engage en tant qu’élue”.
Cette cérémonie, mêlant convivialité et productions vidéos, illustre à plus d’un égard les apprentissages que l’on peut tirer de cette mission. De quoi adopter une vision nuancée de l’utilisation de la vidéo pour valoriser un quartier et ses habitant-es.
Apprentissage n°1 : loin des yeux, loin du cœur ? La confiance des habitant-es de Planoise se mérite, et cela se joue hors ligne.
Depuis Lyon, Paris et Mouans-Sartoux, nous avions prévu de nous déplacer plusieurs fois au fil de ce projet. A l’évidence, pas assez. Ajoutez à cette sous-estimation de l’importance d’être présent-es sur le terrain un début de mission à l’aube des grandes vacances d’été ainsi qu’un contexte sanitaire tendu, vous obtiendrez un début de collaboration… en pointillés ! Nos courriels restaient sans réponse, nos posts sur les réseaux sociaux passaient inaperçus. Pourtant, sur place, nos interlocuteur-ices étaient franchement avenant-es et généreux-ses en propositions pour récolter des tutos dans le quartier. Au bout d’un mois et demi de relances, notre équipe se réunissait, les bras ballants : que fallait-il faire pour créer de la mobilisation chez les acteur-ices de Planoise ? La réponse s’est imposée, claire : il s’agissait de prendre soin de nos relations avec les habitant-es de ce quartier, plutôt que d’optimiser nos déplacements. Décrocher notre téléphone et prendre des nouvelles de Joe, Samia, Hélène, Malik.
Ce fut notre première leçon, non des moindres : une collaboration ne fonctionne que si une relation humaine sincère lui prévaut. Cette affirmation, comme toutes les grandes vérités, peut paraître creuse : si on prend le temps de l’appliquer à des méthodes de travail, elle prend tout son sens. Mettre en pratique cet apprentissage fut d'ailleurs loin d’être désagréable : non seulement nos échanges ont gagné en simplicité et en efficacité, mais nous avons découvert des personnes d’une générosité rare.
Apprentissage n°2 : être un-e acteur-ice externe au territoire a ses atouts - et ses inconvénients.
“Le mille-feuille de dispositifs éducatifs déployés dans le quartier, sans réel pilotage ni coordination, nuit à leur efficacité globale.” Deux ans après la rédaction du rapport final de l’enquête qui a précédé cette expérimentation, cette affirmation n’a rien perdu de sa véracité. Ne vous méprenez pas sur sa critique : elle ne vise (surtout) pas les personnes qui s’impliquent dans ces dispositifs éducatifs. Elle vient plutôt relayer le constat que toutes ces personnes manquent de coordination : mauvaise circulation des informations, difficulté à mener des actions conjointes. Comme dans tout territoire, les relations interpersonnelles entre les acteur-ices sont éminemment politiques. Autrement dit, elles sont faites d’intérêts souvent implicites, parfois contraires les uns aux autres, mais aussi chargées d’histoire, avec des services rendus, des vexations et autres échanges de bons procédés. En tant que représentant-es du collectif Ouishare, nous étions extérieur-es au territoire. Évoluer en dehors des jeux de pouvoir et d’influence locaux est un atout lorsqu’il s’agit de nouer une relation fondée sur la confiance avec un-e acteur-ice de la ville ou du quartier. En revanche, cela devient un obstacle lorsqu’il s’agit d' influencer une décision territoriale. C’est là que le bât blesse : nos préconisations, pour être suivies d’effets, ont besoin d’avoir un poids politique, ce qui nécessite de trouver un terrain d’entente, dont une partie des enjeux nous échappe.
Apprentissage n°3 : des perceptions ambivalentes des outils numériques, entre menace, nécessité et opportunité.
“Les jeunes ont besoin d’être rassuré-es face à la caméra.” “Ils ne connaissent pas leurs droits, il faut qu’on les protège.” Les adultes avec lesquel-les nous avons travaillé pendant six mois n’ont eu de cesse de plaquer sur les jeunes des perceptions paradoxales quant à leur supposé rapport à la vidéo et à l’exposition de soi sur les réseaux sociaux. Les jeunes étaient dépeint-es tantôt comme des inconscient-es des dangers de ces mediums, tantôt comme des natif-ves numériques (“digital natives”). Le rapport de notre enquête sur l’e-education de 2019 soulignait déjà cette ambivalence : “Avec le numérique, les enfants sont perçus tantôt comme sachants tantôt comme profanes” . La réalité semble plus complexe. Ainsi, si nous avons pu constater une aisance remarquable de la plupart des jeunes devant la caméra lorsqu’ils la dirigeaient, nous avons aussi remarqué que certain-es ne nous ont pas envoyé leur vidéo une fois celle-ci tournée. “Ils ont peur du ridicule”, nous confiait ainsi une de leurs enseignantes.
Ce paradoxe reflète des attentes qui peuvent paraître contradictoires vis-à-vis des outils numériques, y compris chez les adultes. Représentent-ils une menace pour ses utilisateur-ices ou une opportunité ? Là encore, notre expérience ne fait que confirmer une diversité de points de vue et d’attentes, déjà soulignée en 2019.
Apprentissage n°4 : l’expérience de la fierté plutôt que celle de la transmission
La dimension éducative de la vidéo ne va pas de soi. Tout le potentiel éducatif d’un tutoriel semble bien dépendre des talents de pédagogue de celle ou celui qui est derrière la caméra (ou devant). Pédagogie et vidéo font bon ménage mais ils ne vont pas forcément de pair, loin s’en faut - n’en déplaise aux entrepreneur-es et investisseur-ses ne jurant que par les technologies de l’éducation, réuni-es sous le fanion des “EdTech”. Notre expérience nous a appris au contraire combien il était difficile de réaliser une vidéo tutorielle véritablement pédagogique - qui permette à la personne qui la regarde d’apprendre à reproduire le geste démontré. La plupart du temps, les tutoriels démontraient un talent plus qu’ils ne cherchaient à le vulgariser.
Si cette démonstration d’un pas de danse ou d’un dessin n’était pas l’exercice initialement escompté, elle avait l’avantage de s’accompagner d’un sentiment de fierté pouvant réunir les générations. Et c’est toute la force de l’événement du 15 octobre : une expérience collective de fierté, par et pour les habitant-es.
Pour découvrir le projet en images, nous vous invitons à regarder cette vidéo partagée en septembre 2021. Vous pouvez également consulter le document de synthèse qui récapitule nos apprentissages et nos recommandations pour la pérennité d’une initiative telle que celle que nous avons menée, visant à lancer une chaîne de tutoriels faits par et pour les habitants d’un quartier.
Si vous souhaitez en savoir plus ou travailler avec nous sur ces questions, n'hésitez pas à écrire à Bérénice (berenice.stagnara@ouishare.net) ou Solène (solene@ouishare.net).