Case #
2020.03
Interroger le potentiel éducatif des outils numériques avec l'ensemble de la communauté éducative
En 2019, nous menons une enquête à Besançon, dans le quartier de Planoise, pour mieux cerner le potentiel éducatif et rassembleur des outils numériques. Elle nous conduira à questionner la commande initiale, à élargir notre champ d’étude, à replacer le numérique à sa place de simple outil, à rencontrer et faire se rencontrer la diversité des acteurs éducatifs du quartier.
L’enquête “e-education”, c’est d’abord le fruit d’une rencontre - celle du chargé de mission “Smart City” du Grand Besançon avec les équipes de Ouishare. Elle remonte à l’exploration Capital numérique, une recherche-action qui a mené Ouishare dans le plus grand quartier prioritaire de Besançon : Planoise.
Notre expérience et notre investissement dans le quartier, éprouvés lors de cette recherche-action, apportaient une réponse à un besoin de l’agglomération : comprendre les modalités d’implication des parents dans la réussite éducative de leurs enfants scolarisés en maternelle et primaire. Ce besoin s‘inscrivait dans le cadre de la refonte de l’Espace Numérique de Travail (ENT) et faisait partie d’un programme d’envergure pour le quartier, financé par ANRU+ : “Planoise, quartier d’excellence numérique”. L’objectif de ce programme, toujours en cours, consiste à tirer parti du numérique pour encourager la participation citoyenne, l’accès à ses droits, la réussite éducative, l’entrepreneuriat local etc.
Au moment où le Grand Besançon nous propose d’intervenir sur le volet “e-education” de ce vaste programme, quelques actions ont déjà été initiées. Une étude sociologique a été réalisée sur le quartier, un benchmark des plateformes éducatives a été rédigé, un premier cahier des charges a été ébauché, etc. Tout cela, sans horizon clairement défini. Notre mission ? Repartir des besoins des parents et des professionnels de l’éducation et de leurs pratiques éducatives, pour révéler le potentiel du numérique là où il existe, sans présager d’une quelconque utilité en soi.
Garder un cap tout en sachant accueillir le réel
Nous commençons ce travail d’enquête de terrain avec plusieurs partis-pris assumés dès le départ.
- Partir du terrain et de ses forces. Nous sommes convaincus que ce sont les personnes sur le terrain (les parents, les enseignants, les responsables associatifs, les éducateurs, les animateurs...) qui sont les premiers experts sur ces questions d’éducation et de numérique. C’est pour cette raison que nous réalisons 62 entretiens en allant directement à leur rencontre, sur leur lieu de travail, à la sortie d’écoles, dans les squares, dans les parcs ou à la maison de quartier. Nous choisissons également de prendre le temps d’aborder des sujets multiples lors de ces entretiens, en dépassant parfois le cadre strict de notre enquête pour questionner leur rapport à l'éducation et à la famille, à la réussite scolaire, au quartier, etc. Nous envisageons ces temps d’échange comme des occasions privilégiées pour mieux comprendre la situation, les préoccupations et les motivations des parents et des professionnels que nous interrogeons.
- Confronter différents points de vue. Nous menons en parallèle des entretiens auprès d’institutionnels, de professionnels de l'éducation, d”agents de collectivités, de parents d'élèves, de chercheurs, etc. et croisons ces échanges avec de nombreuses lectures et écoutes. Des associations et squares de Planoise aux colloques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), en passant par les couloirs du Centre de Recherche Interdisciplinaire (CRI), nous discutons aussi bien avec Manon, chercheuse, qu’avec Karim*, grand-père gardant deux de ses petits enfants à Planoise. Mais aussi avec Faïza*, mère de trois enfants qui porte le hijab, titulaire d’un Master 2 en droit-économie et ayant fait le choix de ne pas travailler pour se consacrer à leur éducation, très investie et exigeante vis-à-vis de leur scolarité, soucieuse de l’environnement et des abeilles. Ou encore avec des personnes venant d’Irak, de Syrie, du Sri Lanka, de Bosnie, du Yémen, etc., non francophones, qui préparent le prochain événement de leur association consacrée à la valorisation des cultures et des langues. Les ateliers que nous organisons à Planoise sont l’occasion de provoquer des rencontres entre ces personnes, et de faire dialoguer leurs points de vue.
- Rester souple et ouvert dans notre démarche. Nous avons à cœur de ne pas imposer une solution que nous aurions imaginée à priori mais plutôt de révéler le réel dans toute sa complexité. Aussi, dès le départ, nous questionnons la commande et choisissons d’élargir le spectre de l’enquête au delà des outils relevant uniquement du “numérique éducatif”. De la même façon, lors des ateliers collectifs, nous laissons la place aux échanges entre les personnes et favorisons l’émergence de leurs idées. Nous leur partageons nos propres retours du terrain et formulons des repères pour l’action que nous gardons volontairement ouverts et appropriables. Nous sommes convaincus que les solutions les plus durables émergeront non pas de préconisations réalisées en chambre mais d’une maturation puis d’une prise d’initiative ancrées localement.
Nous ressortons de ce travail d’enquête avec une série d’enseignements, tant sur le fond que sur la forme de notre démarche.
Le numérique et l’éducation : je t’aime, moi non plus
- Les attentes et représentations des parents, des professionnels de terrain et des représentants d’institutions concernés par l’éducation sont en décalage et ce, à tous les niveaux : vis-à-vis de l’éducation et de son ambition, de l’école et de sa mission, du numérique et de son potentiel. Ces constats ne sont spécifiques ni à Planoise ni aux quartiers prioritaires : les attentes et préoccupations des parents transcendent la géographie et les classes sociales.
- Il existe une confusion entre l’éducation par et l’éducation au numérique et entre le numérique et les écrans. Il en ressort que le numérique est rarement envisagé autrement que dans son rôle récréatif. Son potentiel d’apprentissages et d’ouverture au monde est peu mobilisé; ses enjeux et ses codes, peu enseignés.
- Le numérique (en tant qu’objet et outil d’enseignement) ne rassemble pas la communauté éducative (parents, professionnels de terrain et institutionnels). Par manque de formation, de temps, d’outillage ou d’intérêt, le potentiel éducatif du numérique est peu exploité
De l’importance des rencontres et des interactions
- Activer les forces et énergies d’un territoire apparaît bien plus puissant et pérenne que de prescrire des solutions hors-sol. Lors de cette enquête, nous n’avons pas dessiné de solutions a priori mais créé les conditions pour favoriser leur émergence par et pour les personnes et organisations locales elles-mêmes. In fine, un projet éducatif a été proposé par un collaborateur de la Délégation Académique au Numérique Éducatif (DANE) et augure d’un partenariat entre l’agglomération et le rectorat. Ce projet, imaginé par un professionnel du terrain et nativement soutenu par ses organisations, est de par sa nature beaucoup plus fort et prometteur que toutes les recommandations que nous aurions pu formuler : il bénéficie d’un portage fort et d’un engagement personnel.
- Mobiliser les habitants sur des temps d’atelier reste très difficile. Une prise de contact voire un entretien de plus d’une heure, avec à la clé un numéro de téléphone et une adresse mail n‘y suffisent pas. A l’heure où les injonctions à la participation citoyenne sont de plus en plus fortes, deux éléments nous semblent clés à la lumière de notre expérience à Planoise : s’appuyer sur des acteurs locaux bien implantés et ayant tissé des relations de confiance avec les habitants et miser sur le temps long, car la confiance s’acquiert de façon graduelle.
- Faciliter des rencontres entre des personnes qui ne se côtoient pas contribue à battre en brèche leurs représentations et postures - autant d’éléments déterminants dans leurs façons de penser et d’agir les uns vis-à-vis des autres. Bénéficier de travaux qui croisent les points de vue mais aussi se voir, s’écouter et se parler, voilà des outils simples mais salvateurs pour cultiver l’empathie, invalider certaines idées-reçues, lever des non-dits et permettre d’avancer collectivement en bonne intelligence.
- Être un acteur nouveau et extérieur, au quartier comme au sujet traité, n’est pas nécessairement une faiblesse. Contrairement à ce que l’on pouvait penser au départ, le fait d’être étranger au quartier ne nous a pas décrédibilisé. Cela nous a permis de poser un regard neuf et d’incarner une posture neutre vis-à-vis des personnes rencontrées, ce qui a bien souvent facilité notre tâche. Le fait de traiter pour la première fois du sujet de l’éducation n’a pas été bloquant non plus. Après avoir fourni un travail de recherche et de veille approfondi, nous avons été en mesure de tirer des fils entre ce sujet et d’autres thématiques que nous traitons par ailleurs : le numérique, évidemment, mais également les communautés. Finalement, le rapport rédigé à l’issue de l’enquête, nourri de nos lectures, écoutes et entretiens, a été bien accueilli par le milieu académique. Nos enseignements résonnent avec de nombreux travaux dans le domaine de l’éducation au numérique et du numérique éducatif ; il révèle des lignes de faille bien connues des experts en la matière.
En définitive, cette enquête sur un sujet aussi sensible et concret, dans un quartier multiculturel s’il en est, nous aura apporté au moins autant sur le fond que sur la forme. Miser sur la confiance et le temps long nous semble bien être la clé pour parvenir à tisser des relations fortes avec les personnes sur le terrain, autant de gages d’appropriation des enjeux et de mobilisation pour la suite. Sur ces sujets d’éducation par et au numérique, nous sommes convaincus que l’angle des communautés éducatives constitue une piste de réflexion porteuse. Ou comment ouvrir l'éducation à l'ensemble des acteurs concernés - école, parents, associations, élèves, etc. - en articulant les rôles et responsabilités de chacun.
Si vous voulez en savoir plus sur cette enquête ou sur ses suites, n’hésitez pas à nous contacter ici yann@ouishare.net ou là solene@ouishare.net
Lire le rapport final
*Tous les prénoms ont été modifiés