Case #
2018.01
Partager le pouvoir et la valeur : vers un nouveau récit autour des plateformes collaboratives
En mars 2017, nous publions l’étude « Gouvernances » issue d'un an et demi de recherches sur les manières dont les plateformes de l’économie collaborative peuvent proposer à leurs contributeurs non salariés d'être consultés sur les décisions clés et de détenir une partie du capital.
Pourquoi l'étude gouvernances
Début 2015, trois organisations issues de l'économie sociale et solidaire (ESS) - la MAIF, le Groupe Up (ex-Chèque Déjeuner) et le Crédit Coopératif - contactent Ouishare pour explorer les liens entre l'ESS et l’économie collaborative. Nous convenons de réaliser une étude d'envergure sur ce projet, la première du genre. Mi-2015, de nombreuses critiques des plateformes dites "collaboratives" commencent à émerger dans les médias grand public, en matière de fiscalité, de droit du travail, de concurrence, et de valorisation. En cause, le respect des conditions de production et de consommation des parties prenantes ainsi que la répartition des revenus générés. L’économie collaborative entre sous le feu des critiques : en témoignera quelques mois plus tard, en février 2016, un article d'Arthur de Grave qui interroge la validité du terme d'économie collaborative sur la base de ces mêmes problématiques.
Dans ce contexte, nous avons l'intuition qu'il s'agit désormais de dépasser la dichotomie entre ESS et économie collaborative qui s'esquisse dans les médias. La problématique envisagée évolue : nous choisissons l'angle de la gouvernance, ou comment partager le pouvoir et la valeur, pour proposer un nouveau récit autour des plateformes collaboratives.
La gouvernance, ou comment partager le pouvoir et la valeur, pour proposer un nouveau récit autour des plateformes collaboratives.
En effet, il nous semble que pour résister à une concurrence grandissante, les plateformes collaboratives de divers secteurs devront rapidement mettre en place des leviers d'attraction et de fidélisation de leurs contributeurs non-salariés – pensez chauffeurs Uber ou Heetch, artisans Etsy ou distributeurs ("responsables de ruches") de La Ruche qui dit oui.
Consulter leurs parties prenantes clés sur les décisions importantes des plateformes, leur ouvrir le capital, nous paraissent des pistes intéressantes. Mais est-ce possible ? Quels mécanismes concrets existent ? Comment ces plateformes peuvent-elles apprendre de l'ESS, notamment des démarches coopératives ? Comment l'ESS peut-elle apprendre de l'imagination des plateformes ?
Pour éclairer ces questions, nous lançons l'étude Gouvernances en décembre 2015. Le projet durera jusqu'à mars 2017.
L'approche : ou comment explorer un sujet émergent et évolutif
L'équipe projet se met d'accord avec les trois partenaires de l'étude pour une méthodologie classique : outre de la recherche en chambre, nous réalisons près de 50 interviews de plateformes, d'organisations de l'ESS et d'experts.
Au total, 34 organisations acceptent de répondre au défi d'interroger leurs propres pratiques de partage du pouvoir et de la valeur.
D'abord, il s'agit d'une étude vivante, où les interactions pendant le projet et les manières d'appréhender les problématiques revêtent tout autant d'importance que les résultats de l'exploration. Ainsi, plus que produire une étude statique, l'objectif est d'animer une communauté vivante de pratiques. Ce processus se traduit tout le long du projet par :
- Des ateliers d'échange entre les dirigeants-fondateurs des 34 organisations, pour pouvoir partager des questionnements similaires et les solutions trouvées.
- Des occasions informelles pour que les mondes du numérique et de l'ESS, d'habitude plutôt séparés, puissent échanger : lors d'une soirée de mi-projet en avril 2016, lors d'une présentation interactive des résultats organisée en novembre 2016 pour pouvoir recueillir les retours des 34 interlocuteurs avant la publication officielle de l'étude, ou encore au cours de la restitution finale en mars 2017.
Plus que produire une étude statique, l'objectif est d'animer une communauté vivante de pratiques.
Ensuite, l'étude doit refléter les évolutions rapides de son sujet. En effet, les sujets auxquels s'intéresse Ouishare sont émergents, sans cadre de pensée ou de pratique existant sur lequel s'appuyer, si ce n'est les signaux faibles en cours de réalisation. En outre, ces sujets changent très rapidement. A titre d'illustration, sur notre panel de 34 organisations : 5 plateformes ont disparu (fermées ou rachetées), et 3 ont changé de nom !
Rapidement, se pose en particulier la question délicate de la dénomination : comment nommer des phénomènes émergents ? Par exemple, les plateformes dites "collaboratives" ont pour point commun de fonder leur modèle sur l'activité de contributeurs, professionnels ou particuliers, qui ne sont pas salariés de la plateforme. Le droit comme l'économie ne maîtrisent pas encore bien ce type de statut. Quel dénominateur commun donner alors aux responsables de ruches à LRQDO, aux Helpers de Blablacar, aux chauffeurs Heetch, ou aux artisans de A Little Market ? Quels termes utiliser pour refléter différents degrés de contribution ? Nous nous appuyons sur des recherches en cours, par exemple le Platform Design Toolkit de Simone Cicero, ainsi que sur les termes utilisés par nos interlocuteurs pour identifier les mots adaptés. (Ces terminologies vous intriguent ? Elles sont expliquées et illustrées dans l'étude !)
"Grâce au projet Gouvernances, j'ai économisé 2 ans de travail. En rencontrant le fondateur et le juriste de La Ruche qui dit oui!, pionniers sur l'actionnariat non salarié, j'ai pu bénéficier de leurs conseils et éviter de m'engager sur une mauvaise voie."
Teddy Pellerin - cofondateur, Heetch
Résultats... et apprentissages
Un an après la publication de notre analyse, nous avons pu constater ce qui, chez nos lecteurs et partenaires, avait fait mouche.
Premièrement, les lecteurs ont apprécié de comprendre ce que signifie concrètement "partager le pouvoir et la valeur" en termes juridiques et économiques.
Par exemple, si le "partage de la valeur" est un terme souvent employé, nous observons qu'en pratique, trois modes de partage de la valeur reflètent des démarches très différentes : le partage de la valeur par la rémunération du travail (salaires ou honoraires), par la distribution des bénéfices (dividendes, participations), ou par le capital (actionnariat).
Deuxièmement, l'étude détaille 18 pratiques de gouvernance partagée expérimentées au sein d'organisations interviewées, dont des “roles models” aux approches et pratiques les plus avancées.
Ces pratiques sont assorties d'une analyse des avantages et inconvénients selon les objectifs visés. Ce sont des sources d'inspiration concrète pour toute startup ou organisation de l'ESS qui s'intéresse à la gouvernance partagée.
Troisièmement, les retombées médiatiques du projet après la publication de l'étude en mars 2017 illustrent la construction d'un récit à la fois plus réaliste et plus optimiste sur la gouvernance partagée chez les plateformes collaboratives.
Citons par exemple l'article de WeDemain intitulé "Quand les plateformes du net deviennent partageuses" (mars 2017)
En mars 2017 également, juste après la publication de l'étude, l'intérêt d'une gouvernance partagée chez les plateformes a pris de l'ampleur quand France Digitale en a fait l'un de ses axes de recommandations en vue de l'élection présidentielle (proposition 7).
Nous avons également pu apprendre au fil de l'eau, en même temps que nos partenaires, sur l'analyse de phénomènes émergents. Nos enseignements principaux ? D'abord, les rencontres entre dirigeants-fondateurs de structures accélèrent considérablement les démarches de gouvernance partagée.
Ensuite, mieux vaut ne pas chercher à catégoriser les pratiques émergentes – mais plutôt les donner à voir. Nous avons passé beaucoup de temps à inventer un système d'analyse où faire rentrer les différentes approches de la gouvernance partagée. Au final, nos lecteurs comme nos interlocuteurs (lors de la restitution pré-publication) y sont restés plutôt indifférents, privilégiant les 19 pratiques documentées.
Mieux vaut ne pas chercher à catégoriser les pratiques émergentes – mais plutôt les donner à voir.
"Au-delà d'une exploration large des pratiques et convictions entrepreneuriales, le projet Gouvernances a permis à la MAIF d'intensifier sa présence dans l'écosystème collaboratif, où elle s'est engagée dès 2009, et de renforcer sa contribution à une économie collaborative solidaire et engagée."
Mahiedine Ouali - Responsable de l'action mutualiste, MAIF
Ce projet a été mené chez Ouishare par Marguerite Grandjean, aux côtés de Taoufik Vallipuram et Johanna Kong Benhamou.