Consommation et classes populaires : l'histoire d'un jugement moral
On dit que la société de consommation (ou la consommation de masse) naît avec les Trente Glorieuses - ce n’est en réalité pas si simple que ça ?
Anaïs Albert : On observe entre le 18e et le 20e siècle un élargissement progressif de la base sociale de la consommation, avec plusieurs moments charnière où de nouvelles catégories de personnes ont accès à de nouveaux biens. A la fin du 18e siècle, à Paris, il s’agit du haut des classes populaires, en particulier des domestiques travaillant chez des familles riches. Ensuite, à la Belle Epoque, entre 1880 et 1920, ce sont les classes populaires plus modestes qui accèdent à des biens comme du mobilier, la machine à coudre, de la décoration, la bicyclette.
Il est important de noter que cette démocratisation de la consommation se passe à Paris principalement, et ne se produit pas au même rythme partout. Par exemple, ces consommations n’arrivent que bien plus tard à d’autres endroits du territoire, dans les années 1950 pour les corons du Nord de la France par exemple.
La deuxième période d’élargissement de la base de la société de consommation se termine peu après la fin de la Première Guerre Mondiale dans les années 1925-1926, à cause de l’inflation. A ce moment-là, les produits qui se démocratisent sont la radio et les lampes électriques. La troisième période correspond à ce que l’on appelle les Trente Glorieuses : une période de massification de grande ampleur de la consommation. Elle touche alors toutes les classes et tous les territoires, et démocratise les équipements électroménagers notamment.
La publicité joue un rôle dans la stimulation de la demande des classes populaires.
Comment cet élargissement de la base de consommation a-t-il pu se produire ?
A. A. : A la Belle Époque, les salaires des classes populaires augmentent, ce qui peut expliquer en partie ce phénomène. Mais ce n’est pas tout. La démocratisation de l’accès au crédit à la consommation, qui passe par la vente à l’abonnement par exemple, rend de nombreux biens accessibles. Là où il faut payer comptant dans les grands magasins comme le Bon Marché, il est possible de verser uniquement un acompte, de repartir avec son achat et de rembourser le solde par la suite dans des grandes enseignes comme celle du commerçant Georges Dufayel. C’est lui qui généralise ce système et qui permet aux classes populaires d’accéder à la consommation. L’idée est assez simple : des abonneurs effectuent régulièrement des tournées dans les foyers afin d'encaisser les sommes dûes. Cela peut être au rythme d’un franc par mois ou par semaine. Ces abonneurs connaissent bien les foyers chez lesquels ils se rendent, ce qui leur permet de bien connaître la solvabilité des ménages. Mais Dufayel veille également à ce que les liens ne soient pas trop forts (en faisant des équipes tournantes de trois percepteurs), pour éviter une trop grande indulgence envers les mauvais payeurs . Les abonneurs représentent ainsi de véritables intermédiaires entre les foyers et les grands magasins.
L’accès au crédit et l’augmentation des salaires expliquent-ils seuls l’élargissement de la base de la société de consommation ?
A. A. : La publicité joue également un rôle dans la stimulation de la demande des classes populaires. Cette demande est caractérisée par une envie d’imiter les classes bourgeoises. Par exemple, le vélo, très bourgeois, est particulièrement désiré par les classes populaires, alors même qu’il est très cher : il représente environ six mois de salaire d'un ouvrier. De la même façon, tout le mobilier des intérieurs populaires correspond à des imitations des objets bourgeois. La seule exception, c’est peut-être la malle, qui est le seul meuble typique des classes populaires et qui symbolise la migration.
Comment comprendre cette logique d’imitation des classes supérieures dans les pratiques de consommation des classes populaires ?
A. A. : La consommation porte en elle un rôle d’intégration économique et culturelle à la société. On le voit en particulier pour les enfants : ils ne doivent pas porter sur eux les stigmates de la pauvreté, au risque d’être marginalisés. Le sociologue Halbwachs considère ainsi que la consommation contribue à pacifier la société.
Le discours moral porté sur les pratiques de consommation des classes populaires est une forme de domination culturelle.
Pourtant, cet effort d’intégration des classes populaires, passant par des pratiques d’imitation des codes culturels des classes supérieures, se heurte aux efforts de distinction déployés par ces dernières. En effet, à mesure que l’objet désiré “descend” des classes supérieures vers les classes populaires, les premières vont chercher à se distinguer, à avoir d’autres habitudes de consommation. Elles vont changer plus fréquemment d’objets et raccourcir leur cycle de vie, ce qui crée un marché de la seconde main. Elles distinguent également le vieux (les objets que le temps dégrade et qui ont déjà été utilisés par d’autres) de l’ancien (des objets anoblis par le temps qu’on commence à appeler « antiquités »). Ce sont donc bien les classes supérieures qui fixent les règles et accélèrent le rythme de la mode.
En parallèle de ces pratiques de distinction, des jugements moraux condamnent les pratiques de consommation des classes populaires ?
A. A. : Absolument. Au fil des époques, les pratiques de consommation des classes populaires changent beaucoup mais restent profondément sujettes aux discours moraux. Aujourd’hui, on retrouve par exemple ces discours à propos de la télévision : “C’est mauvais en soi, abrutissant, et pendant que les parents la regardent, ils ne s’occupent pas de leurs enfants.” La ligne de crête est difficile à tenir pour éviter de tomber dans le misérabilisme.
Sur la période que j’ai étudiée, on peut identifier précisément trois types de discours qui condamnent ou célèbrent la consommation des classes populaires. Le discours du mouvement ouvrier qui dit que la consommation endort les aspirations révolutionnaires des classes populaires et les embourgeoise. Celui des catholiques, qui considèrent que la consommation, c’est le vice et qu’elle mène à l’alcoolisme pour les hommes et à la prostitution pour les femmes. Et enfin, le contre-discours des grandes enseignes commerciales comme celle de Dufayel qui à l’inverse essaient de réhabiliter le crédit, pour encourager la consommation. Pour eux, la consommation est vectrice de bien-être, de confort, et donc de pacification sociale.
Cette moralisation des discours relatifs au crédit se donne à voir dans les débats autour de la loi qui a cherché à l’encadrer, en 1895. Les députés expriment des positions morales, visant pour la plupart à rendre impossible le recours au crédit pour les classes populaires car il serait néfaste et amoral. Les socialistes se trouvent alors dans une situation ambivalente, à l’image de Jean Jaurès qui déclare en 1900 devant le Conseil supérieur du travail : “Je trouve qu’il est très pénible de frapper toute une classe de salariés d’une sorte d’incapacité [...] on déclare par la même [tout le prolétariat] incapable de dépenser avec sagesse ses salaires et de diriger avec clairvoyance ses achats”. Voter cette loi, sous couvert de protéger les classes populaires, reviendrait à mettre sous tutelle leur liberté individuelle, à savoir la façon dont elles entendent dépenser leur argent.
L’économie circulaire date du 19e siècle !
L’accès à la consommation des classes populaires perpétue donc des formes de domination ?
A. A. : Le discours moral porté sur ces pratiques est une première forme de domination culturelle. Mais la domination est également économique, notamment au Mont-de-piété où le commissaire priseur sous-évalue systématiquement la valeur des objets qui lui sont portés en gage. La domination s’exerce également sur les femmes : ce sont elles qui sont chargées de la consommation dans les classes populaires. Cette tâche fait partie intégrante du travail domestique et constitue donc une forme de contrainte supplémentaire, particulièrement chronophage, pour les femmes.
Au-delà de ces rapports de domination qui structurent les pratiques de consommation des classes populaires, observe-t-on d’autres spécificités dans ces pratiques ?
A. A. : A la Belle Époque, les nouvelles pratiques de consommation cohabitent avec ce que j’appelle des savoirs anciens. Ces savoirs resurgissent lorsque les foyers se retrouvent dans des situations difficiles. Et c’est bien cela qui caractérise les classes populaires : ce n’est pas tant la pauvreté que la précarité, c’est-à-dire leur vulnérabilité aux aléas de la vie.
Ces savoirs pratiques de la pauvreté recouvrent à la fois l’achat de seconde main, la fabrication, l’entretien, la réparation et le “recyclage” des objets. Ce sont par exemple les femmes qui cousent des habits ou les hommes qui fabriquent eux-mêmes des bicyclettes à partir de pièces détachées. Ce sont encore les meubles que l’on répare, les vêtements que l'on rapièce et les casseroles que l’on rétame. C’est enfin la revente aux chiffonniers qui récupèrent les matières premières des objets usés et en font de nouvelles choses. Voilà une véritable économie circulaire, qui date du 19e siècle !
Pour les classes populaires, les objets doivent “faire de l’usage”. Il s’agit d’aller au bout de leur valeur d’usage et non pas d’échange. Ce qui importe, c’est bien la jouissance de l’objet, l’usufruit. Même si on ne perd jamais de vue sa valeur potentielle, dans l’optique de l’amener au Mont-de-piété en cas de “coup dur”.
C’est peut-être là une vraie différence avec nos pratiques de consommation actuelles. Aujourd’hui, la propriété est immédiate et souvent de courte durée. On achète un objet, on l’utilise puis rapidement, on finit par le jeter. Et c’est tout. A la Belle Époque, au sein des classes populaires, lorsque l’on achète des objets à crédit, on en jouit mais sans les posséder encore tout à fait. Et quand, par coup dur, on doit les mettre en gage, on en perd l’usufruit mais pas totalement la propriété. Pour ces femmes et ces hommes, la propriété est donc transitoire… Une leçon pour les générations actuelles ?