Des coalitions en action : du faire ensemble au bien s’entendre
Cet article a été rédigé suite à l’événement Face à l’urgence écologique : des coalitions en action organisé par Ouishare et GRDF le 5 juillet dernier à la Maison de la Conversation. Il est tiré de la table-ronde intitulée : Comment passer de bien s’entendre à faire ensemble. Avec pour intervenant·es :
- Sarah Ouattara, entrepreneuse et fondatrice de Samara
- Patrick Bernard, fondateur de la République des Hyper voisins
- Renaud Francomme, directeur territorial chez GRDF
A la modération, Clothilde Sauvages, connector Ouishare.
La tendance n’est pas nouvelle, cela fait déjà quelques années que les sièges sociaux de nombreuses entreprises migrent de Paris vers la Seine Saint Denis. Pourtant, rares sont les exemples où ces aménagements permettent de créer de la valeur économique ou de la porosité sur ce territoire, entre ses habitants et les salariés. Au contraire, certaines entreprises poussent l'autarcie au point de proposer à leurs employés un service de navette leur permettant d’éviter tout déplacement sur le 93, tandis que d’autres font déjà chemin inverse et retournent intra-muros… Une bien étrange conception de l’implantation territoriale.
Ces exemples pointent du doigt la nécessité de travailler le “faire ensemble”. C’est en tous cas le pari que Sarah Ouattara, Renaud Francomme et Patrick Bernard ont fait, chacun à leur échelle : les deux premiers en lien avec les entreprises, le dernier avec les habitants d’un quartier.
Chaque partie prenante doit se poser égoïstement la question de ce qu’elle a vraiment à y gagner pour que l’action collective soit un succès
Faut-il bien s’entendre pour faire ensemble ?
Pour Patrick Bernard, fondateur de « La République des Hypers Voisins » qui regroupe 15 000 habitants dans le 14e arrondissement, il n’est pas nécessaire de bien s’entendre pour faire ensemble. Cela n’a jamais été un objectif au cœur des hypers-voisins, ni même un préalable à l’action. Ce qui importe selon lui pour faire ensemble, ce sont les “liens faibles” qui permettent de bâtir un socle minimum entre des personnes. “C’est par exemple le fait de se dire bonjour, car dire bonjour est le plus petit dénominateur commun de la relation humaine”. Pour Sarah Ouattara également, il n’est pas nécessaire de bien s’entendre pour faire ensemble. Au contraire, son expérience avec Samara, l’entreprise qu’elle a fondée pour mettre en relation des entreprises qui s’implantent en Seine Saint Denis avec des talents locaux, lui a plutôt démontré le contraire. “Il m’est arrivé d’organiser un cocktail avec des jeunes en insertion pour la directrice communication d’une grande entreprise. Je me rappelle de sa réaction lorsque le jour-j elle a goûté la première pièce alors même qu’elle n’avait jamais pris le temps de discuter du menu avec nous : “hmmm et en plus c’est bon…”. Cette réaction témoigne selon moi de sa logique : elle ne cherchait pas à faire ensemble ou à contribuer à l’économie locale, mais à bien s'entendre, en faisant sa petite action sans lendemain sur le territoire.” Selon cette dernière, bien s’entendre serait donc plutôt un frein qu’un levier au développement de projets collectifs car cela aurait pour conséquence que chacun se satisfait de sa posture, sans tenter de la dépasser : “L'entreprise subventionne, le salarié comme les habitants se congratulent, mais rien ne se passe”. C’est au contraire lorsque chaque partie prenante se pose égoïstement la question de ce qu’elle a vraiment à y gagner que l’action collective a des chances d’être un succès.
Contrairement à notre intuition de départ, “bien s’entendre” ne serait donc pas un prérequis au “faire ensemble” car cela inciterait chaque partie prenante à rester dans sa posture et à privilégier l’entre-soi. Cette posture diminuerait drastiquement les chances de voir émerger des initiatives comme la République des Hyper-voisins fondée avant tout sur une ouverture à l’autre et une acceptation des différences. Il serait peut-être alors plus juste de dire que c’est le “faire ensemble” qui permettrait de développer le “bien s’entendre”, comme en témoignent les deux histoires suivantes.
Dans le cas de la République des Hyper-voisins, ce qui a permis de souder le collectif, ce sont “les actions que nous avons menées à un rythme intensif, [et en particulier l’organisation de] la table la plus longue de Paris (400 mètres de long) rue de L’Aude, avec environ 1000 convives. Une fois cette étape passée, la dynamique était lancée.”, témoigne Patrick Bernard
À La Rochelle, ce qui a permis à la Matière (un lieu dédié à la ressource et au réemploi des matières) et GRDF de travailler ensemble, c’est de se concentrer dès le départ sur le montage de projets.“Au commencement, ils (La Matière) sont venus sur notre lieu de travail et vice versa, puis, on a commencé à travailler sur des petits projets, puis sur des plus gros. Aujourd’hui, on travaille ensemble sur un projet de territoire vraiment conséquent” raconte Renaud Francomme, directeur territorial de GRDF.
Le “bien s’entendre” et la convivialité deviennent dans ces exemples des arguments de ralliement pour que d’autres personnes rejoignent des initiatives déjà en cours.
Une autre façon de concevoir la ville
“Vivre sur un territoire ça n'est pas implanter un siège, développer une activité économique et s'en aller.” Renaud Francomme.
Pour Patrick Bernard, faire ensemble relève avant tout d’une nouvelle façon de penser la ville. C’est une vision politique de développement territorial qui privilégie la proximité relationnelle et la convivialité à la smart city. “Je pense que la proximité relationnelle et la convivialité sont des actifs économiques et qu’il faut se demander comment l'intelligence collective de quartier peut intégrer les politiques publiques et les transformer”. Faire ensemble serait donc une manière de faire au service d’une certaine conception de la ville et du développement territorial. Des villes dans lesquelles chaque citoyen·ne ne serait plus consommateur de l’espace public, mais acteur de son quotidien, capable de “transformer des espaces autrefois dédiés aux voitures en place de village” ou de “piloter par le bas des territoires en fonction des besoins de ses habitant·es”.
Selon Sarah Ouattara, promouvoir le faire ensemble c’est également une manière de promouvoir une autre manière d’être au monde et de penser ses relations. “je me suis rendue compte que le bonjour qu’il manque dans la cage d'escalier, est le même que celui qu’il manque dans les entreprises où des centaines de salariés se croisent sans jamais avoir l’occasion de parler ensemble : le marketing reste avec le marketing, le dev. avec le dev, etc”. Faire ensemble serait ainsi un prétexte pour se reconnecter aux autres et reconnecter les entreprises à leur environnement. Le tout pour éviter l’écueil observable aujourd’hui évoqué en introduction. Et Renaud Francomme d’ajouter que “pour une entreprise comme GRDF, il y a ce leurre qu'on peut vivre en autonomie : parce qu'on a une certaine ossature économique, une perspective commerciale, un métier, etc, mais ce n’est pas le cas, nous avons besoin de vivre en interaction avec les territoires.” Au risque sinon pour des entreprises comme GRDF de ne pas être écoutées sur des sujets où ces dernières ont un rôle à jouer par manque de crédibilité auprès des collectivités territoriales mais également d’autres acteurs plus militants.
Faire ensemble, permettrait ainsi non seulement de transformer son territoire, et les liens que l’on entretient les uns avec les autres, mais aussi de transformer sa capacité à influencer et à agir légitimement sur un territoire donné. Un ensemble de raisons qui selon Renaud Francomme doivent continuer d’être véhiculées aux entreprises, pour que ces dernières comprennent les vertus à travailler avec des acteurs du territoire, évoluent dans leur posture, et in fine débloquent des budgets permettant de mettre en place des dispositifs adéquats.
Convaincre les entreprises de s’engager dans ce type d’initiative n’est pourtant qu’une partie du chemin. Encore faut-il par la suite savoir si prendre…
Composer - avec le temps et avec l’autre
Selon Renaud Francomme, le premier élément pour faire ensemble, c’est de se donner du temps. Du temps en amont pour identifier les structures qui souvent ne sont pas dans nos réseaux, du temps pendant pour entrer en contact et mener les premiers échanges, puis du temps ensuite pour entretenir le lien. “Quand on est un grand compte, il est nécessaire de se demander quelle flexibilité on se donne en interne pour mener ces rencontres”. Une fois la question du temps résolue, encore faut-il trouver les bons codes pour Sarah Ouattara ! Trouver le moyen de lier les différents logiciels, qui entre des typologies d’acteurs différents peuvent varier du tout au tout, comme l’illustre cet exemple donné par Renaud Francomme “deux semaines pour une association, c'est deux mois pour GRDF…” Pour entrer dans une logique de faire ensemble avec un acteur qui n’évolue pas dans le même “monde” que le sien, il est donc nécessaire d’établir un cadre de collaboration, des règles du jeu, permettant non seulement d'identifier les convergences et les divergences de chacun et de les accepter, ou non. Mais aussi les forces et les faiblesses de l’autre pour ensuite faire naître des complémentarités… tout en évitant les frustrations.
“La complémentarité entre GRDF et un acteur comme La Matière, c’est selon moi la métaphore du paquebot et du zodiac : nous GRDF pouvons traverser l’atlantique, en revanche, n’allez pas nous demander de faire une manœuvre rapide une fois au port, nous en sommes incapables, alors que c’est là où La Matière excelle." Renaud Francomme.
Et Renaud Francomme d’ajouter, que si le bien s’entendre, n’est pas un prérequis nécessaire à l’action, en revanche, il est d’une grande aide lorsqu’il est question de faire travailler des entités qui n'auraient a priori rien à faire ensemble. “Le fait que nous partagions des valeurs communes (la Matière et GRDF) et que nous ayons su tisser une relation humaine entre Julien Duranceau (le fondateur) et moi a grandement facilité la collaboration entre nos deux structures qui n’évoluent pas dans les mêmes mondes.” Selon ce dernier, partager des valeurs communes serait donc un facilitateur au faire ensemble dans le cas de figure où l'entre soi n’est pas déjà de mise.
Structurer la filière du faire ensemble
Selon Patrick Bernard, l’une des clés réside également dans la structuration d’une filière du faire ensemble et dans le fait de professionnaliser la médiation. C’est d’ailleurs pour cela qu’il mène depuis cinq années une expérimentation pour développer le nouveau métier “d’ami de quartier” et s'apprête à préfigurer une école de la proximité permettant de former des ingénieur·es sociaux et des facilitateur·ices pour permettre la réalisation de projets par des habitant·es. Un besoin partagé par Renaud Francomme qui évoque l’importance de l’aide apportée par Ouishare à GRDF pour faciliter les mises en relation entre son entreprise et des acteurs de territoire, à travers l’expérimentation Exploration sous les radars*. Et Sarah Ouattara de conclure en précisant l’importance également des tiers-lieux, pouvant dans certains cas devenir des lieux ressources pour faciliter les rencontres et les échanges entre des publics divers et permettre à chacun d’évoluer sur ses perceptions et ses implications dans la cité.
Derrière le faire ensemble, c’est finalement une conception politique du territoire et des différentes façon de l’habiter qui se joue. Celle de villes et de territoires dans lesquels les relations sociales seraient plus développées, dans lesquels les habitant·es seraient acteurs et non consommateurs de l’espace public et les entreprises réellement au service de leurs territoires d’implantation. Une vision de société qui non seulement s’oppose à celle de la smart city et des objets connectés vantée pendant longtemps par les promoteurs “de la ville demain”, mais qui permet également de dessiner une perspective intéressante pour remédier à l’isolement croissant de nombreuses populations, en particulier les plus précaires et les personnes âgées.
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Ouishare travaille depuis quatre ans avec GRDF à approfondir son ancrage local. L’objectif ? Structurer des coopérations territoriales robustes, en faveur de la transition écologique et sociale. Pour en savoir plus, découvrez notre étude de cas : Créer une filière d'écologie industrielle autour du polyéthylène
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