Dis-moi qui tu es, et je te dirai si je veux bien travailler pour toi.
En 2014, Ouishare et Socialter publiaient "ces jeunes talents qui partent en courant". Nous y décryptions alors un phénomène émergent : de plus en plus de jeunes actifs faisaient leur #Jobout et décidaient de quitter les rails d'une carrière prometteuse afin de retrouver du sens dans leur travail et dans leur vie.
Huit ans plus tard, à l'aune d'une crise sanitaire mondiale et de la montée en puissance de l'urgence écologique, le phénomène a pris de l'ampleur et s'est trouvé un nouveau nom : #quitmyjob. Si les plus audacieux démissionnent lors de lives sur Tiktok en générant des millions de vues, une façon de faire un doigt d'honneur aux bullshit jobs et de partir la tête haute avec le soutien de milliers d'anonymes, la plupart claquent la porte dans l'indifférence générale. 39 millions de départs volontaires en 2021 aux Etats-Unis, dont 40% sans perspective professionnelle à la sortie, ce n'est plus un phénomène de société, c'est une lame de fond.
Il suffit d'en parler avec eux cinq minutes pour constater que chez les employeurs du monde entier, la tendance a de quoi inquiéter : face à un marché du recrutement hypertendu dans tous les secteurs, les talents sont en situation de force et commencent à poser leurs conditions sur la table. En France, l'APEC a beau prévoir une année 2022 record en volume d’offres d’emploi, celles-ci doivent encore trouver preneur. Or rien n'est moins sûr : à la machine à café chez les RH, tout le monde s'accorde à dire qu'attirer et conserver les talents est devenu de plus en plus difficile. Alors on fait quoi ? On ne va quand même pas augmenter les salaires !
Force est de constater que cadres et diplômés de grandes écoles ne sont pas les seuls concernés par ce phénomène de renoncement. La restauration, la santé, les commerces de proximité font aussi face à une pénurie de main d'œuvre où la rétribution proposée en échange d'une force de travail n'est pas toujours suffisamment enthousiasmante pour aller se casser le dos tous les matins sans se poser de questions : horaires difficiles, transports éreintants, rémunérations indécentes, travail assommant, perspectives de progression nulles, budgets restreints, ambiance morose, culture toxique. Et si toutes les entreprises ne brillent pas du feu follet d’Orpéa, à lire la majorité des offres d'emplois publiées sur les job boards, tout se passe comme si elles étaient encore en position de force et allaient faire pleuvoir les candidatures avec leurs bullet points en cascades de prérequis et leurs rémunération de travailleurs détachés.
Qu’on le veuille ou non, toute entreprise est désormais un projet politique.
Le phénomène nouveau, c'est le malaise généré à l’évocation du nom de certaines enseignes en société. Grâce au travail bien documenté de quelques gauchistes éclairés, dans certains milieux, travailler chez TOTAL, Amazon, Nestlé ou BNP est devenu aussi clivant que Bayer, Dassault et Philippe Moris. Parce qu’il n’est plus à prouver que pour générer des profits, bon nombre d’organisations autrefois respectables vont à l'encontre du bon sens social et environnemental. Alors quoi qu'en disent leurs campagnes de communication, leurs rapports RSE et les vidéos guillerettes publiées sur Welcome To The Jungle, on ne joue pas au pompier en balançant de l'huile sur le feu. Personne n’est dupe.
“Je ne rencontre pas un patron qui n'a pas de difficulté de recrutement” expliquait Geoffroy Roux de Bezieux récemment. Si le président du MEDEF voulait bien entendre que 84% des jeunes actifs aspirent à trouver du sens dans leur travail, cela lui donnerait probablement quelques pistes d’action pour les années à venir. Ceux-là revendiquent le droit à s'épanouir dans une activité à laquelle ils vont consacrer 8 heures par jour pendant 40 ans, un cadre stimulant, des perspectives d’évolution, une rémunération honnête, un environnement managérial bienveillant, et surtout, ils aspirent à ne pas user leurs méninges au service d'un projet nauséabond pour la planète.
Quand dirigeants et actionnaires auront compris que leurs organisations doivent radicalement se transformer pour survivre au désert qui s’annonce, elles auront fait un immense bond en avant. Et mieux vaut ne pas trop tarder car les entreprises n'auront bientôt plus le choix que d'être soutenables tout en revoyant leurs méthodes managériales pour rester attractives auprès des candidats. Certains parlent d'entreprise à mission, de capitalisme conscient, d'externalités positives. Peu importe. Par delà la rémunération, la bataille du recrutement se gagnera sur le terrain des convictions. Dans “marque employeur”, il y a l'idée d'une identité, un positionnement, une promesse, et un engagement. Celui de proposer à chaque collaborateur de s’accomplir en contribuant à améliorer le monde dans lequel nous vivons devrait être une priorité. Parce que refuser de le faire, c'est contribuer à sa perte. Qu’on le veuille ou non, toute entreprise est désormais un projet politique. Alors dis moi qui tu es, et je te dirai si je veux bien travailler pour toi.