Faut-il se réjouir de l'interdiction de la destruction des invendus ?
Quel problème pose l'interdiction de destruction des invendus non alimentaires ?
Flore Berlingen : Je suis très gênée par le raccourci de langage que constitue l’expression « interdiction de destruction ». C’est un effet d’annonce, qui nous donne l’impression que l’on va en finir avec le gaspillage de stocks façon Amazon ou grandes enseignes de la fast fashion, qui a tant choqué les esprits ces dernières années. En réalité, seules l’incinération et la mise en décharge sont visées par l’interdiction. Le recyclage, lui, reste pleinement autorisé dans le cadre de cette nouvelle réglementation. Or qu’est-il, sinon une destruction de produits, une destruction de valeur, une destruction de travail, un gaspillage d’énergie et de ressources ?
En détruisant des sacs ou des vêtements, c’est du travail humain que l’on annihile, ce sont des ressources précieuses que l’on abîme irrémédiablement.
Les entreprises ne sont-elles pas censées privilégier le réemploi avant le recyclage ?
F. B. : Certes, mais quels moyens seront réellement mis en place pour vérifier que les entreprises ont bien examiné toutes les possibilités avant d’opter pour le recyclage ? L’industrie du luxe par exemple privilégie déjà l’option du « démantèlement » (un euphémisme pour désigner la destruction et le recyclage) pour sa production excédentaire, tant elle rechigne à la donner, ou à la vendre à un prix plus bas qui nuirait à son image de marque (1). L’hypocrisie va jusqu’à mettre en avant la très haute qualité des matières premières, gage d’un recyclage de bonne qualité, pour justifier la destruction de « produits protégés par la propriété intellectuelle ». Tout est à déconstruire dans ce discours, il faut en revenir aux faits : en détruisant des sacs ou des vêtements, c’est du travail humain que l’on annihile, ce sont des ressources précieuses que l’on abîme irrémédiablement, quand bien même on tente de les recycler.
Finalement, les entreprises privilégieront le recyclage pour des raisons d’image ?
F. B. : De manière plus large, les choix des entreprises resteront très probablement dictés par les coûts plus que par cette priorisation théorique entre réemploi et recyclage, qui d’ailleurs renvoie à la notion de hiérarchie de traitement des déchets (2). Déjà présente dans la réglementation depuis les années 1990, cette hiérarchie prévoit que l’on doit en priorité réduire, réemployer avant de recycler ou en dernier recours d’incinérer ou enfouir les déchets. On peut donc considérer finalement que cette nouvelle mesure d’interdiction est redondante, elle vient renforcer une obligation déjà existante mais non respectée.
La réalité est bien autre : les stocks dont on parle sont le résultat de plusieurs stratégies combinées pour vendre plus.
Enfin, il faut rappeler que, comme pour la plupart des interdictions, des dérogations sont prévues par le législateur. Et en l’espèce, elles sont de taille : si les alternatives sont trop coûteuses ou trop lointaines, les entreprises pourront opter pour le statu quo. Concrètement, si le recyclage d’un lot de chaussures ou de produits électroniques coûte deux fois plus cher que son incinération, il restera possible de préférer les brûler. Aucun chiffrage de la proportion concernée par ces dérogations ne semble disponible, mais mon intuition est que ce cas de figure va être très fréquent, car les filières de réemploi et de recyclage sont loin d’être pleinement opérationnelles en France, surtout pour les types de produits concernés par cette mesure d’interdiction.
Un autre terme m’interpelle dans l’intitulé de cette interdiction : les « invendus »… Ce choix de terme n’est pas neutre. De quel côté place-t-il les responsabilités ?
F. B. : Il n’est pas anodin de parler d’« invendus » plutôt que de « surplus » ou « surproduits ». La notion d’invendus renvoie en quelque sorte la responsabilité vers le consommateur qui n’aurait pas suffisamment consommé… comme si les « invendus » étaient le résultat malheureux et inévitable de l’organisation de la distribution de « nos » biens de consommation.
La réalité est bien autre : les stocks dont on parle sont le résultat de plusieurs stratégies combinées pour vendre plus. C’est tout d’abord, de manière assez classique, une gestion des stocks visant à ne laisser jamais aucun rayon vide, à inonder le client potentiel d’un choix et d’une quantité de produits propres à susciter de nouvelles envies. La surproduction est délibérée, organisée, car elle fait consommer plus.
Il faut ajouter à cela un facteur « rapidité » (consommer plus, mais aussi plus vite) poussé par les acteurs de la vente à distance qui voient un intérêt à une rotation accélérée des stocks, quitte à les détruire. Par exemple, Amazon a pu à la fois détruire ses stocks de produits retournés par les clients (lesquels, rappelons-le, sont constamment encouragés à acheter compulsivement, sans réfléchir) et ceux des vendeurs à qui elle facture des frais de stockage dans ses entrepôts. Plus précisément, elle attire les vendeurs avec des frais de stockage très bas au départ, mais qui augmentent très rapidement, tandis qu’elle tire à la baisse le prix de vente des produits en organisant la compétition entre vendeurs.
Ce sont ces stratégies qui posent problème, et la mesure d’interdiction dont il est question ne s’y attaque pas du tout.
Finalement, tant sur le choix des mots que sur le fond, cette mesure invisibilise une bonne partie des enjeux… Est-elle « à jeter » ?
F. B. : S’il faut jeter, ou modifier, quelque chose, c’est peut être plutôt un autre mécanisme, auquel cette interdiction est adossée. En effet, on ne le dit pas assez, mais les entreprises bénéficient d’un énorme soutien, sous la forme d’une déduction fiscale, lorsqu’elles donnent leurs « invendus » à des associations d’intérêt général. Le régime du mécénat leur permet de déduire jusqu’à 60% de la valeur marchande du stock donné (3). En outre, la TVA ne s’applique pas sur les marchandises données. Autrement dit, ce sont des recettes fiscales perdues, qui vont servir à racheter la surproduction de certaines entreprises. Et les montants en jeu sont importants : l’Ademe estime à plus de 4,3 milliards d’euros la valeur du « gisement » des marchandises « invendues » chaque année (4). Pour l’instant, 21% font l’objet de dons. Ce pourcentage est amené à augmenter avec la nouvelle mesure d’interdiction, on parle donc a minima de plusieurs centaines de millions d’euros de financement public indirect.
Observe-t-on cette situation pour la partie alimentaire des invendus ?
F. B. : C’est par là que tout a commencé : la loi Garot de 2016 prévoit une interdiction de « rendre impropre à la consommation des denrées encore consommables » et une obligation de don aux associations, étendue en 2019 puis en 2020 à la plupart des acteurs de l’agroalimentaire et de la distribution.
Quel bilan peut-on en tirer ? De nouveaux marchés et de nouvelles startups ont été créées pour « organiser » la récupération des produits de la grande distribution ou de l’agroalimentaire et leur distribution aux associations. Elles se rémunèrent notamment sur la réduction fiscale accordée aux entreprises donatrices. En apparence, c’est donc un fonctionnement gagnant-gagnant-gagnant, pour les trois catégories d’acteurs concernés. Mais qui en bénéficie le plus ? Un grand cabinet de conseil qualifiait en 2020 ce dispositif de mécénat d’opportunité de « sauvetage » des acteurs de la grande distribution (5). Cela me semble révélateur. Du côté des associations, le bilan me semble plus que mitigé. Ne subissent-elles pas la cadence, la qualité et la quantité aléatoires des dons, même si des gardes fous (chartes et autres conventions de dons, assorties de financements pour la logistique) ont été mis en place ? Et surtout, les « bénéficiaires » finaux sont-ils mieux nourris ?
De nombreux acteurs appellent à une refonte complète du système d’aide alimentaire en France, qui est étroitement lié à notre choix de système de production agricole et alimentaire, comme le soulignent par exemple l’Atelier Paysan dans leur récent manifeste (6), ou encore les porteurs du projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation (7).
Finalement, quelle est ta position sur ces pratiques de dons d’invendus, alimentaires ou non ?
F.B. : Malheureusement, les associations sont devenues pour partie dépendantes de ce système, d’autant plus qu’elles subissent un recul constant de leurs financements publics depuis plusieurs dizaines d’années. Je crois qu’il faudrait mettre les pieds dans le plat et proposer de supprimer la déduction fiscale lorsqu’il s’agit de dons de stocks invendus, et ré-allouer directement les recettes fiscales récupérées aux associations concernées. Cela leur redonnerait une autonomie dans la définition de leurs besoins prioritaires, leur permettrait aussi d’orienter leurs achats vers des produits plus en cohérence avec les objectifs sociaux et environnementaux qu’elles poursuivent par ailleurs.
(1) Par exemple chez LVMH : https://www.lvmh.fr/actualites-documents/actualites/en-collaboration-avec-cedre-lvmh-est-engage-dans-le-recyclage-de-ses-dechets/
(2) Pour en savoir plus : https://www.zerowastefrance.org/hierarchie-modes-traitement-dechets-juridictions-jurisprudence-application/
(3) Des plafonnements sont prévus
(4) Pour en savoir plus : https://librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/5035-etude-des-gisements-et-des-causes-des-invendus-non-alimentaires-et-de-leurs-voies-d-ecoulement.html
(7) Lien : https://securite-sociale-alimentation.org
Flore Berlingen est l’autrice de l’ouvrage Recyclage, le grand enfumage paru aux éditions Rue de l'échiquier en 2020. Elle est l’ancienne directrice de Zero Waste France et a co-fondé Ouishare en 2012.
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