Hâtez-vous lentement !
Cet article fait partie de la série “Du Manifeste au sous-texte” - une série qui permet de mieux comprendre et approfondir ce que nous affirmons dans notre manifeste. Dans cet article, focus sur l’expression suivante “Ralentir, approfondir et se souvenir plutôt qu’accélérer, survoler et tout réinventer."
Ralentir : nous empresser sans jamais se précipiter
Se précipiter, c’est prendre le risque de passer à côté des racines du problème traité. Aller trop vite, c’est risquer de confondre symptômes et origines. Le réchauffement climatique est une urgence, mais se ruer sur de nouvelles applications mobiles n’est pas forcément la clé. La mauvaise isolation de nombreux bâtiments est un sujet brûlant, mais débloquer des fonds sans se soucier des relations entre les technicien.ne.s et les habitant.e.s, c’est passer à côté de certains aspects du problème, et ainsi multiplier les situations de non recours.
Comment avoir un impact positif ? On entend souvent parler de mesure d’impact. Cette expression directement issue de l’anglais n’est pas neutre : un impact, cela désigne en français la collision entre deux corps. Par extension, on parle d’un choc : la chute d’un cailloux entraîne un impact sur le pare-brise. C’est rapide, visible. Il y a un véritable changement à court-terme. Voilà ce qui est aujourd’hui valorisé et recherché : avoir un impact fort, entraîner une transformation tangible et presque instantanée.
Cette quête de vitesse s’accorde difficilement avec la volonté de traiter un sujet dans toute sa profondeur et d’amorcer des transformations durables, profondes, qui font le lien entre des acteurs.trices et des intérêts différents.
Nous souhaitons justement nous plonger dans les territoires concernés, explorer et comprendre ce qui s’y joue… C‘est donc cela, « ralentir » ? Avant de proposer des solutions, nous tenons à ménager un temps pour apprendre à connaître les terrains et les sujets en question. Dans notre projet de recherche-action “Capital numérique” par exemple, nous avons passé les quatre premiers mois à nous plonger dans la littérature existante sur les rapports entre les inégalités sociales et le numérique - en sociologie notamment (1). Avant de produire quoi que ce soit, de chercher à valider ou pas nos hypothèses, nous avons pris le temps de lire, analyser et explorer les quatre territoires de notre étude. Reprendre à notre compte la maxime cartésienne : “à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement”.
Il n’est pas question de scepticisme, car la suspension n’est pas définitive, toujours provisoire : elle évolue avec nos explorations à la fois sur le terrain et dans nos recherches. Suspendre son jugement est un moyen de ne pas projeter nos idées, de ne pas imposer nos désirs sur une réalité toujours singulière et complexe, qui obéit à ses logiques propres. Voilà ce que nous appelons ralentir.
Approfondir : se donner le temps de l’assimilation
Appliquer des recettes toutes faites, parfois appelées « méthodes », c’est la promesse d’un gain de temps certain. Mais aucune garantie de travailler au plus près des singularités du territoire et du sujet en question.
Aux méthodes et recettes préétablies, nous préférons l’expérimentation, c’est-à-dire la possibilité de développer une connaissance à la fois empirique et théorique d’une situation que nous observons, écoutons, analysons avant de chercher à la transformer. Pour chaque projet, il s’agit de regarder de près ce qui est propre au terrain. Pour le quartier des Deux Rives à Paris : ses dynamiques, ses habitant.e.s, ses contraintes et aspirations - puis de changer la focale pour inscrire ce projet précis dans des dynamiques plus larges : à l’échelle de la ville de Paris, les enjeux politiques et sociaux qui sont les siens, mais aussi dans une histoire conceptuelle et analytique qui exige de se plonger dans les littératures et les cultures idoines ; de collaborer avec les experts ad hoc.
Le temps long est une condition sine qua non pour résister aux injonctions à l’efficacité à court terme et à l’optimisation. Nous leur préférons l’appropriation. Pas pour devenir propriétaires des sujets ou des territoires, mais pour les faire nôtres, sans exclusivité aucune. Pas comme on s’approprie un espace laissé vacant que l’on occupe. Plutôt comme on s’approprie les règles de grammaire d’une nouvelle langue avant de s’exprimer avec fluidité. Comme on s’approprie le tableau de bord d’une nouvelle voiture avant de rouler longtemps. Comme on s’approprie la pensée d’un auteur ou d’une autrice avant de la mobiliser. Et Patrick Bouchain d’affirmer : « Animal ou humain, on s’approprie un espace lorsqu’on y mange, dort, aime et accueille. » Dans notre pratique, on s’approprie un territoire, un sujet, lorsqu’on les fréquente : les lieux, les auteurs, les personnes - lorsqu’on les écoute et les questionne.
Comment évaluer ce temps qu’il nous faut ? C’est une question d’assimilation. Si nos organismes assimilent ce que nous mangeons, notre organisation doit à son tour assimiler, digérer les fruits de nos explorations. Entre nos premiers pas à Roubaix et nos premières conclusions sur les moyens de lutter contre la précarité énergétique, nous nous sommes donné le temps d’être surpris.e.s, de ne pas comprendre tout de suite tout ce que nous observions, de croiser les témoignages, de multiplier nos questions (2).
Nous nous méfions des injonctions à l’efficacité, quand on entend par là : « résultats rapides ». Nous leur préférons la conscience de ce que les miracles n’existent pas, mais que le travail est une clé. Le labeur exige « un effort d’une certaine durée » (cnrtl). Notre travail n’est pas automatique : nous ne connaissons pas de formule magique et nous ne louons pas l’instantanéité.
Avec Bernard Stiegler, nous affirmons l’importance de reconnaître le temps de travail indirectement productif - sur le modèle des intermittents du spectacle ou de l’écrivain.e, dont la production tangible ne représente qu’une partie du temps - après avoir observé, s’être étonné.e, trompé.e, imprégné.e, après s’être entraîné, avoir répété… Le temps de digestion, nécessaire à l’assimilation, est trop souvent dissocié du temps de production.
Se souvenir
Chaque projet que nous menons est l’occasion de découvertes et d’apprentissages. Nous connectons des personnes soumises aux antagonismes d’une société qui les délie trop souvent. Nous trouvons parfois des réponses, nous développons souvent de nouveaux questionnements.
Ces savoirs, ces liens et ces créations, nous nous devons de les documenter. Rassembler nos travaux et laisser des traces, cela permet de créer une synergie. De donner à nos différents travaux une portée supérieure à la valeur qu’ils ont, considérés individuellement. D’un projet à l’autre, nous faisons des liens, nous apprenons de nos erreurs. Nous identifions nos forces, nos faiblesses et les potentiels que nous devons développer. Nous proposons souvent une restitution publique à la fin de nos projets, pour partager notre expérience et recevoir des retours critiques. Nous l’avons fait par exemple à l’issue de Mille lieux (3), l’étude qui s’intéressait à l’impact des tiers-lieux sur leurs territoires. Nous réalisons également des études de cas (4) qui expliquent notre cheminement et nos apprentissages : ce qui a été pertinent, efficace, les choix qui ont été moins judicieux, les pistes que nous ouvrons. Enfin, nous nous appliquons à laisser une trace la plus complète possible de nos expérimentations, pour faciliter leur réplication ailleurs, par d’autres. Par exemple, le Ouishare Fest toolkit (5) documente très précisément les différentes étapes pour organiser un festival international sur plusieurs jours. C’est ce qui a permis à d’autres communautés Ouishare d’organiser leur propre Fest, en Amérique latine comme au Canada.
Finalement, au travers de notre travail et de nos pratiques, nous proposons une alternative. A l’heure où la croissance et le progrès sont comme de vieux fantasmes déchus, qui ont laissé la place à une obsession pour l’innovation, lueur d’espoir dans la compétition mondiale qui oppose les entreprises entre elles, nous souhaitons trouver une autre voie. Barbara Stiegler montre la filiation directe entre la biologie évolutionniste et le néo-libéralisme, dont les mots-clés sont toujours là : adaptation, sélection, mutation, compétition. Mais cette innovation-précipitation ne questionne pas l’existant. Elle cherche avant tout à l’optimiser, l’accélérer, le simplifier. Chez Ouishare, nous refusons d’emprunter ce chemin. Nous ne prétendons pas tout bousculer, nous ne voulons pas disrupter pour un oui ou pour un non. Il n’est pas question de résignation ou de frilosité, mais d’un souci de réflexion, de comparaison, de prise de recul. Sans se donner ce temps, on ne peut pas prétendre à un quelconque recul - seulement de la distance.
- Revue de littérature : Pratiques numériques et classes populaires, novembre 2018
- Habiter ensemble nos questions sociales, Etude de cas, juillet 2020
- Les tiers-lieux, nouveaux tiers de confiance ?, Article, avril 2019
- https://fr.ouishare.net/case-studies
- https://toolkit.ouisharefest.com/