La justice sociale passera-t-elle par la lutte contre les rentes ?
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ?
Patrick Artus : Étant à la tête des études économiques d’une grande banque française, je suis amené à rédiger régulièrement des notes d’analyse à destination des professionnels de la finance. Bien que mon audience soit conséquente (environ 100 000 personnes en moyenne), le jargon utilisé rend ces notes peu accessibles au grand public. C’est pourquoi je m’associe régulièrement avec la journaliste économique Marie-Paule Virard pour transformer ces notes techniques en ouvrage accessible au grand public, recoupant des données macroéconomiques avec des exemples concrets issus d’entreprises. Ce long travail de vulgarisation, qui nous prend généralement 18 mois, nous permet d’ouvrir le débat avec des enseignants et des étudiants par exemple.
Justement, en tant qu’économiste, comment percevez-vous la réception de vos idées dans le débat public?
P.A. : Malgré les efforts répétés d’économistes de bonne volonté, le débat public se base bien trop souvent sur des analyses qui sont quantitativement fausses. L’exemple du “coût du travail” illustre parfaitement ce constat. Bien que les délocalisations industrielles vers des pays où le coût du travail est inférieur subsistent et font la une des journaux, les données macroéconomiques tendent à montrer que la compétitivité de la France n’est pas grevée par des salaires ou des cotisations sociales qui seraient trop élevés. En effet, les données quantitatives indiquent d’une part que la France a un coût du travail similaire au coût du travail en Allemagne et d’autre part que notre balance commerciale (le rapport entre nos exportations et nos importations) s’est dégradée ces dernières années relativement à nos voisins d’Europe de l’Ouest. Les débats actuels sur le coût du travail ne permettent pas de comprendre notre manque de compétitivité. Il faudrait plutôt s’intéresser à la qualité du travail, au niveau de formation des employé-es, et donc, à notre spécialisation économique. Il est regrettable que les politiciens et les commentateurs de l’actualité politique et économique ne prennent pas en compte ces données. Cela interroge naturellement le rôle des économistes, qui s’expriment souvent pour dire ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Pour moi, leur rôle devrait davantage consister à éclairer le débat public et les citoyen-nes afin que les choix politiques soient aussi démocratiques que possible comme c’est le cas en Suisse avec les votations.
Les ménages les plus riches ont accès à des produits d’épargne générant un rendement plus important, qui est transmis de génération en génération, augmentant progressivement les inégalités.
En 2013, Le capital au XXIe siècle de Piketty fut un succès mondial auprès du grand public et a bousculé notre compréhension de l’économie politique, en pointant du doigt le creusement des inégalités en termes de capital. Vivons-nous dans une économie de rentes ?
P.A. : A de nombreux égards, oui. Pour s’enrichir dans le contexte actuel de taux d’intérêt très bas, il faut bénéficier directement de la hausse des prix. C’est le cas lorsqu’on possède des parts d’une entreprise dans une situation de monopole, lorsqu’on achète, qu’on loue et qu’on revend des biens immobiliers, ou qu’on agit sur les marchés d’actions et d’obligations. Aujourd’hui, seuls les ménages les plus riches ont accès aux produits financiers générant un rendement largement supérieur aux taux d’intérêts (dont le Livret A) ou à l’inflation. Ce patrimoine financier est transmis de génération en génération, ce qui accroît les inégalités dans un contexte de faible croissance économique. Ce qui est intéressant, c’est que tous les économistes, de droite comme de gauche, libéraux ou non, détestent les rentes ! Un programme économique qui viserait à réduire ces situations de rente aurait beaucoup de sens.
Toutefois, s’il existe un consensus sur le constat, le débat est encore ouvert sur les solutions à y apporter. Les économistes de gauche penchent pour une évolution de la fiscalité de l’héritage quand les économistes de droite privilégient des réformes permettant de renforcer la concurrence. L’idée sous-jacente est que moins il y aura de monopoles, plus la rente sera distribuée entre de nombreux acteurs.
Vous l’avez dit, tout le monde aujourd’hui ne bénéficie pas de cette économie de rentes. Seules les classes sociales ayant accès à un capital social et économique en bénéficient. Que proposez-vous pour renforcer la justice sociale ?
P.A. : Ma première proposition est technique et s’appuie sur l’histoire de la financiarisation. Dans les années 80, la gestion de l’épargne a été déléguée à de nouveaux intermédiaires, concurrents des banques. Pour rémunérer ces nouveaux intermédiaires, l'exigence de rentabilité des actions s’est envolée, franchissant allègrement les 10%, ce qui n’a aucun sens. Personne ne devrait avoir besoin d’un taux de rendement à 12%, comme c’est fréquemment le cas aujourd’hui. Il est donc urgent de réduire drastiquement la rentabilité du capital, en passant par exemple de 12% à 6%. Les conséquences seraient bénéfiques pour tout le monde : moins de pression sur les entreprises qui pourraient développer une vision beaucoup plus longue des investissements, mais aussi mieux partager les revenus avec les salarié-es. Enfin, il est probable que cela réduirait le nombre d’entreprises en situation de quasi monopole, en ouvrant les marchés à des nouveaux entrants.
Par ailleurs, j’ai une deuxième proposition, d’ordre social. Je plaide pour un investissement massif dans la formation. Cela commence dès le plus jeune âge. A l’école, il faut favoriser le déploiement des pédagogies coopératives, horizontales et personnalisées, comme en Europe du Nord, qui encouragent la confiance en soi des élèves, évitent l’ennui et contribuent à une hausse sensible de l’apprentissage des acquis. En outre, il faut que les élèves excellent-es puissent avoir le même accès aux parcours élitistes quelle que soit leur origine sociale. J’ai grandi dans un patelin de banlieue où j’ai étudié avant d’aller au Lycée Louis-le-Grand puis à l’école Polytechnique. Il est probable que si je naissais aujourd’hui, cela ne serait plus possible.
Pour donner du pouvoir aux salarié-es dans les organes de décision, il faut augmenter de façon significative l’actionnariat salarié en France.
L’effort de formation pour lequel vous plaidez concerne aussi le milieu professionnel ?
P.A. : Tout à fait. Pour les adultes, le problème cardinal a été l’absence totale de régulation dans la formation professionnelle, combinée à une dé-responsabilisation des salariés sur leur parcours de formation et le manque de lien entre les besoins de formation et les formations proposées par Pôle emploi. La puissance publique doit prendre un rôle de régulateur de la formation professionnelle ; malgré les imperfections, c’est ce qu’elle a recommencé à faire avec la réforme Pénicaud. La gestion des besoins de formation a été centralisée au sein de l’organisation France Compétences et on mesure maintenant de façon systématique la performance de la formation plutôt que le taux de participation. La création du Compte Personnel de Formation (CPF) permet également de responsabiliser les salarié-es en leur laissant choisir les formations. Ce mécanisme étant assez nouveau, il faut bien sûr porter un regard critique et l’améliorer. A terme, il faudrait qu’un-e employé-e qui perd son emploi se voit proposer automatiquement les formations les plus pertinentes en fonction des emplois vacants dans sa région et de son propre parcours et de ses compétences - comme c’est le cas au Danemark - et voir son dossier traité en quelques semaines.
Cette responsabilisation des salariés dans la gestion de leur parcours de formation évoque le modèle allemand de cogestion dans lequel les salariés sont beaucoup plus impliqués dans les organes de décisions de leur entreprise. Pensez-vous que ce modèle puisse être appliqué en France ?
P.A. : C’est tentant, mais le taux de syndicalisation en Allemagne est plus élevé qu’en France. Ainsi, je ne crois pas qu’on donnerait plus de pouvoir aux salarié-es en réservant plus de place aux syndicats dans les organes de décision. Je pense plutôt que les salarié-es auront plus de pouvoir dans les organes de décision s’ils possèdent une part beaucoup plus importante du capital des entreprises. Il me semble nécessaire d’augmenter de façon significative l’actionnariat salarié en France en procédant à une distribution généralisée d’actions ou de parts de capital gratuites. Il faut que les salarié-es détiennent 10% à 15% du capital, plutôt que 3% à 5% en moyenne actuellement.
Cette distribution d’actions aux salarié-es aurait un double intérêt, à la fois patrimonial et de gouvernance. Patrimonial parce qu’il permettrait aux salarié-es de profiter de l’enrichissement des actionnaires, sans leur faire courir de risque puisque les actions leur seraient données. De gouvernance, car ce seuil ferait des salarié-es les actionnaires majoritaires (et de loin) dans la plupart des entreprises, où les plus gros actionnaires détiennent rarement plus de 10%. Pour avoir participé à plusieurs conseils d'administration en tant qu’administrateur d’entreprise, je trouve que les salarié-es sont plus influents en tant que représentant-es l’actionnariat salarié qu’en tant que représentant-es de syndicats, quel que soit le nombre de sièges occupés au conseil d’administration.
Comment parvenir à cette augmentation de l’actionnariat salarié ? Doit-on attendre une action volontariste de la part de l’employeur ou une contrainte par le droit et donc la puissance publique ?
P.A. : Je pense qu’il faut des lois. Pour rappel, c’est par des ordonnances gouvernementales qu’ont été mises en place les premières et principales mesures sur l’intéressement et la participation des salarié-es. L’intéressement est né en 1959, la participation a suivi peu après. En 1973, elle concernait toutes les entreprises de plus de 100 salarié-es. Depuis, de nouvelles lois ont été votées, sans toutefois bouleverser l’équilibre des forces. Le futur gouvernement pourrait donc porter un projet de loi obligeant les grandes entreprises à transférer progressivement 15% de leur capital vers leurs salarié-es. Ce ne serait d’ailleurs pas une révolution. Il suffit de regarder le poids de l’actionnariat salarié dans le capital de certaines entreprises du CAC40 pour voir que certains dirigeants ont déjà franchi le pas. Chez Danone, des actions gratuites ont été distribuées aux salarié-es. Certes, elles ne confèrent aucun droit de vote, mais elles reversent un dividende 40 fois supérieur au dividende normal. Une proposition du MEDEF va même dans ce sens en poussant pour la création d’actions sans droit de vote. Les plus difficiles à convaincre sont les actionnaires ou associations d’actionnaires historiques, qui verraient leur capital dilué alors même que le contexte actuel leur est très favorable, avec une augmentation des cours de l’ordre de 40% ces 3-4 dernières années. Pour que ça puisse advenir, il faut donc une volonté forte de la part de l’Etat.
Selon vous, quels vont être les grands défis de ce quinquennat ?
P.A. : J’en vois trois principaux.
- La hausse du prix de l’énergie, qui aura un impact encore plus significatif sur les faibles salaires qui consacrent une part plus importante de leurs revenus à l’énergie (~15%, avec des prévisions portant ce chiffre à ~30% dans les prochaines années).
- Le coût du logement, un français consacrant en moyenne une part de son revenu deux fois plus importante qu’un allemand pour se loger, soit ~40% pour les classes populaires. Cette tendance à la hausse se confirme d’ailleurs cette année, avec une hausse moyenne de l’ordre de 7,5%.
- La polarisation des emplois, avec d’un côté les emplois faiblement qualifiés dans la logistique, la sécurité, le nettoyage et la disparition des emplois industriels et de l’autre, la création d’emplois fortement qualifiés dans la tech et la finance. Le manque de compétences alimente la diminution d’emplois intermédiaires auxquels pourrait prétendre une majorité de français. C’est pour remédier à ce cercle vicieux qu’il faut investir massivement dans la formation.