Le marché et la finance, des instruments contre-nature ?
Comment vous est venue l’idée de votre livre, La Croissance verte contre la nature ?
Hélène Tordjman : Je travaillais depuis longtemps sur les processus de marchandisation, dès après ma thèse sur la spéculation sur les marchés financiers. La place du marché dans les sociétés capitalistes m’intéressait. J’avais aussi, de longue date, des préoccupations écologistes. Je me suis dit que je pouvais croiser les deux. J’ai par exemple publié en 2008 un article sur la manière dont les semences, initialement des biens communs, sont devenues des marchandises, avec la création de la propriété intellectuelle sur le vivant.
J’avais par ailleurs un sentiment technocritique très fort, mais qui n’était pas encore théorisé. La quantité énorme d’énergie et d’argent que nos sociétés mettent dans des innovations qui n’ont aucun sens me semble absurde. D’un point de vue empirique, le livre est construit sur ce double aspect de la technocritique et de l’analyse des marchés.
D’un point de vue théorique, il y a eu pour moi une étape fondamentale, lorsqu’en 2003, j’ai découvert l'œuvre de Jacques Ellul. Ellul disait de la technique ce que Karl Polanyi disait du marché. Ainsi, l’hypothèse sous-jacente à ce livre est que le capitalisme s’appuie sur deux piliers, le marché et la technique. J’ai essayé au fil des années de la formuler sous différentes formes et cela s’est finalement cristallisé autour de la croissance verte : une entrée qui me permettait de dérouler cette idée.
Le capitalisme s’appuie sur deux piliers, le marché et la technique.
L’idéologie selon laquelle la numérisation de nos activités permettrait la transition écologique est largement répandue. Que répondez-vous à ses promoteurs ?
H. T. : C’est une erreur. Les chiffres de la consommation d’énergie, de métaux et matières premières des activités numériques montrent que ce n’est pas neutre. L’empreinte environnementale de la numérisation est importante. Par ailleurs, dans de nombreux domaines, on remplace des êtres humains par des algorithmes, alors même que nous sommes dans une société de chômage structurel. Un monde dominé par les machines et pas par des humains ne me paraît pas souhaitable tant sur le plan social que philosophique.
Ce qui sous tend cela, c’est la quête d’efficacité ?
H. T. : Cela relève à mon sens de notre fascination pour la technique. Au sens général exprimé par Ellul, Illich et même Weber lorsqu’il parlait du capitalisme comme grand processus de rationalisation, la technique est une recherche d’efficacité et de rendement avant tout. Aujourd’hui, elle est devenue un but en soi, il n’y a de place pour aucune autre valeur et c’est pour cela qu’on a besoin d’un changement philosophique profond. Nous sommes tous aliénés par la technique. On pense qu’à chaque problème, il y a une solution technique alors qu’en général, elle apporte d’autres problèmes qui nécessitent d’autres solutions… dans un processus sans fin. Cela nous amène à gaspiller beaucoup trop de nos énergies à des choses qui nous conduisent à la catastrophe.
Dans l’agriculture par exemple, on utilise de plus en plus de techniques pour accroître l’efficacité et le rendement : mécanisation, chimie, manipulations génétiques. Mais l’extension de la technique dans l’agriculture pollue les sols, les eaux, appauvrit la terre et menace la possibilité même de l’agriculture dans le futur. C’est contre-productif. Quant au numérique dans les champs, il implique le développement d’outils connectés de plus en plus complexes, donc de capital, et s’inscrit aussi dans une course aux rendements agricoles. Or ces derniers stagnent, en grandes cultures, depuis le milieu des années 1990, malgré l’augmentation des moyens. On observe finalement une baisse de l’efficacité relative du capital. Le problème est donc ailleurs.
La recherche d’efficacité pour elle-même est à la base de la technique, et la technique est à la base du capitalisme ?
H. T. : Oui, on veut toujours plus de rendement et donc on ne parle plus que d’efficacité partout. Cela ne devrait pas être l’objectif d’un hôpital ou d’une université de viser à l’efficacité. Mais je ne prône pas pour autant l’inefficacité ! L’efficacité a été prise pour la fin, alors que c’est un moyen pour atteindre un but. Il faut donc sortir de cette injonction à l’efficacité, et donc sortir de la croissance. Il faut viser une décroissance des moyens matériels et du capital, et donc de l’extractivisme.
La financiarisation de la nature consiste à voir la nature comme un portefeuille de services.
Quel lien faites-vous entre la numérisation et la financiarisation de l’environnement ?
H. T. : Le lien me semble se situer au niveau de l’évolution de toutes les sciences vers le big data. La science devient purement empirique, sans théorie. On récolte une quantité énorme de données, on applique des algorithmes, et on voit ce qui sort. Cette approche est très utilisée pour mettre en chiffres la nature, pour donner un prix à des récifs coralliens, à des forêts. La financiarisation de la nature consiste à voir la nature comme un portefeuille de services dits « écosystémiques ». Et pour faire cela, on s’appuie sur le big data et l’intelligence artificielle. Autrement dit, la numérisation offre les conditions techniques de la financiarisation.
Faites-vous une différence entre la fiscalité environnementale et les mécanismes de marché dont vous dénoncez l’inefficacité et les travers dans votre livre ?
H. T. : Sur le plan conceptuel, les deux reposent sur la même vision microéconomique “standard”, qui suppose que les agents sont rationnels, que les marchés sont plus ou moins parfaits et que les changements de prix vont permettre un alignement des incitations.
La différence se situe au niveau de la fixation du prix. Dans le cadre de la fiscalité, le prix est fixé par l’Etat alors que le marché est un mécanisme endogène de production du prix, avec une volatilité, en fonction de l’offre et de la demande, qui n’existe pas dans un système de taxes.
La critique commune que l’on peut faire à ces deux systèmes se situe plus en amont, dans le principe de division de la nature en pièces détachées, en catalogue de services auxquels on donne des prix. C’est une conception de la nature qui n’est pas globale, systémique comme elle devrait l’être. Ensuite, ce qui me conduit à me méfier un peu plus du marché que de l’Etat, c’est la volatilité des prix de marché. En particulier quand cela concerne le prix de la nourriture, comme on peut l’observer actuellement avec le doublement du prix du blé du fait de la guerre en Ukraine, qui a des répercussions dans le monde entier.
Que pensez-vous de la comptabilité environnementale, qui vise non pas à mettre un prix sur les écosystèmes mais à mettre un prix sur le coût de leur préservation - permettant ainsi d’intégrer aux bilans comptables les externalités de l’entreprise sur son environnement ?
H. T. : On est dans le même paradigme, qui considère la nature comme un capital donnant des flux de revenus sous la forme de services écosystémiques. Pour moi, la nature ne devrait pas être considérée comme telle. Ce qui me fait peur dans ces approches là, c’est que l’on utilise les outils du capitalisme pour limiter ou sortir des méfaits du capitalisme. Alors qu’il me semble qu’il faudrait faire un grand pas de côté, et sortir du capitalisme.
Mais peut-être faudrait-il déployer différentes stratégies en parallèle ? À moyen terme, il est certain qu’il faut sortir de ce système qui est la clé du problème. Peut-être qu’à court terme, ces outils peuvent néanmoins permettre de sensibiliser les entreprises à ces sujets, ou donner la possibilité aux agriculteurs d’avoir des revenus complémentaires. Pour amorcer un virage vers l’agroécologie, il faut que les agroécologues, c'est-à-dire les agriculteurs, les paysans, puissent vivre décemment. Aujourd’hui une grande partie d’entre eux sont sous le seuil de pauvreté, alors qu'ils travaillent 70h par semaine.
Nous avons besoin d’un changement de système agraire et alimentaire.
Ces mécanismes de paiements pour services environnementaux auraient donc une utilité à court terme ? Ou constituent-ils un cheval de Troie pour cette marchandisation de la nature contre laquelle vous vous élevez ?
H. T. : Vous avez raison, c’est vraisemblablement un cheval de Troie, et les dispositifs doivent être analysés finement . Mais à court terme et de façon pragmatique, cela peut peut-être aider certains agriculteurs à survivre.
Il y a en effet urgence, d’autant que de grandes firmes sont en train de mettre la main sur les fermes familiales, y compris en France. Il faut donc agir maintenant, pas dans trois ans. Et de quoi dispose-t-on aujourd’hui pour stopper cette dynamique mortifère ? Sous certaines conditions, ces mécanismes de paiements pour services environnementaux peuvent peut-être y contribuer. Ils peuvent être très finement conçus, s’adapter à des situations locales particulières. On pourrait favoriser des dispositifs qui rémunèrent certains types d'actions vertueuses, comme des pratiques agroécologiques (ce qui se fait déjà un peu dans les aides du second pilier de la Politique agricole commune). En revanche, ceux qui seraient fondés par exemple sur des résultats mesurés en tonnes de carbone séquestrée et rémunèreraient les agriculteurs en crédits carbone mèneraient droit à la financiarisation de leur activité. Conceptuellement, ces deux options sont différentes : il faut être vigilant à ça.
Plus fondamentalement, nous avons besoin d’un changement de système agraire et alimentaire. Il s’agit d’abord et avant tout de sortir de l’agriculture industrielle et de généraliser l’agroécologie, comme le demandent différents rapporteurs du droit à l’alimentation de l’ONU depuis 20 ans. Il s’agit aussi de rémunérer correctement la production de nourriture, ce qui implique d’accepter, en tant que consommateurs, de payer pour cela, ce dont nous avons perdu l’habitude. La nourriture représente aujourd’hui 10% de notre budget contre 30% dans les années 1960. Il faut aussi une modification complète des chaînes de valeurs puisque ce sont aujourd’hui tous les intermédiaires et les fournisseurs d’intrants qui captent l’essentiel de la valeur, et non les agriculteurs. Ces changements demandent du temps, même lorsqu’il y a une volonté politique de le faire, ce qui n’est malheureusement pas le cas.
Comment articulez-vous votre rôle d’enseignante-chercheuse et vos engagements militants ?
H. T. : Je n’aime pas tellement le terme de militant : je n’ai jamais été encartée nulle part. Je suis résistante, et j’aide. J’échange avec des syndicalistes, par exemple la CGT, dont certains groupes sont prêts à remettre en question le productivisme. Je travaille aussi avec la Confédération paysanne et la Via Campesina, qui résistent au rouleau compresseur de l’agriculture industrielle. Je participe à des universités populaires. Partout où je vais, j’essaie de diffuser ce discours qui n’est pas assez tenu.
Je me dis que le monde est tellement mal en point qu’il faut absolument résister, depuis sa place. Je ne suis pas un colibri, je pense qu’il faut un changement de système profond. Mais ce que chacun peut faire c’est résister et communiquer autour de cette résistance. Cela passe aussi par une réflexion sur le langage. Il est important de remettre les bons mots sur les phénomènes que l’on observe. Le terme de bioéconomie par exemple n’a pas de sens, cette économie « verte » n’a rien de « bio ». En tant qu’enseignante chercheuse, j’interviens au niveau de la prise de conscience et j’essaie de fournir les armes intellectuelles et conceptuelles à la critique.